https://www.valeursactuelles.com/sites/default/files/styles/970x470/public/2020-02/044_B19633604.jpg?itok=IZS9502V
Se nourrissant de délation et de honte, le "name and shame" montre ses limites sur plan moral. Photo © ALIX MINDE / ALTOPRESS / PHOTOALTO /AFP

“Name and shame” : comment la culture de la délation s'installe en France

by

Outil de délation de masse sur les réseaux sociaux, cette technique originaire des pays anglo-saxons fait aujourd'hui florès auprès du personnel politique. 

On le pensait appartenir à un âge révolu, il fait son retour par la grande porte. L'infâmant bonnet d’âne, dont on affublait jadis cancres et malappris, a fait peau neuve sous les traits du « name and shame » - littéralement « nommer et faire honte. » Cette pratique usitée dans les pays anglo-saxons, où la délation fait partie des mœurs, consiste à nommer publiquement une personne ou une entité et révéler ses turpitudes réelles ou supposées. Une humiliation publique orchestrée sans autre forme de procès qui vise à susciter la honte chez l’accusé. 

Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la honte, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron ne voit que des aspects problématiques à cette méthode : « Elle repose sur la honte qui est un instrument extrêmement dévastateur. Il ne suffit pas de réparer une faute génératrice de torts pour se débarrasser de la honte. S’il y a faute et donc culpabilité, c’est sous le registre de la loi qu’il faut la placer, pas de la stigmatisation tous azimuts. »

Favorisé par les réseaux sociaux et le développement des communautés virtuelles, ce procédé flatte l’instinct grégaire des individus et les conforte dans l’illusion de détenir le monopole du bien. En effet, les critères de légitimité de la vindicte sont laissés à la seule appréciation d’internautes qui s’improvisent procureurs. Le « name and shame » est d’autant plus redoutable qu’il carbure à la morale et évacue toute forme d’appréciation judiciaire de la situation. « Dans ce cas de figure, la dénonciation vaut accusation, donc condamnation. Et, naturellement, la personne visée n’a aucun moyen de se défendre ou de rétablir le cas échéant la vérité », décrypte la psychologue clinicienne Valentine Hervé, qui a consacré des travaux à cette émotion. Ainsi, des personnes sont-elles jetées en pâture pour un propos, un comportement où des positions jugées choquantes par une communauté unanime. 

Une forme archaïque de justice privée 

En général, la méthode se déroule comme suit : une indignation généralisée devant un comportement donné suivi d’une salve de récriminations et un appel à la condamnation. Songeons à la démission contrainte des gérants d’un Super U du Rhône après la publication de leurs photos de chasse en Afrique, au congédiement de l’animateur Tex pour une blague polémique ou plus récemment, à la mise à pied de plusieurs employés du Slip français qui, lors d’une soirée privée sur le thème de l’Afrique, s’étaient grimés en noir. 

Le « name and shame » frappe indistinctement des comportements publics ou privés, des individus armés ou non psychologiquement. « C’est une technique contre-productive, estime Serge Tisseron. Certaines personnes sont immunisées contre la honte et n’ont cure d’être accablés. D’autres en revanche, plus fragiles, se retrouvent littéralement broyées par ces lynchages. » 

En plus de recourir à la honte comme arme de stigmatisation, ce procédé transforme la délation en un comportement moralement acceptable. Selon une grille de lecture subjective et passionnelle, les adeptes du « name and shame » se figurent en garants du bien face aux forces du mal. Aussi, ne voient-ils dans la dénonciation qu’un acte civique accompli à bon droit. « Même si la turpitude est avérée, ce type de procédé n’est pas légitime pour autant », juge Valentine Hervé. 

Derrière cette pratique, il y a un désir de supplanter la justice dans ses attributions. Ici, la déclaration de culpabilité n’est pas l’apanage des prétoires mais d’une communauté s’organisant en tribunaux populaires. Mais puisque l’on se situe en dehors de tout cadre légal, l’accusé qui est privé de défense n’a aucune possibilité de se rédimer. Ce qui, à de nombreux égards, n’est pas sans rappeler le fonctionnement archaïque de la justice privée.

Un instrument de stigmatisation inique 

Qu’importe si les faits incriminés ne tombent pas sous le coup de la loi, seul compte le préjudice d’image infligé à la cible honnie. C’est pourquoi des activistes tels que les Sleeping Giants sont friands de cette méthode. Puisqu’ils ne peuvent emprunter la voie légale pour faire condamner leurs adversaires idéologiques, ils choisissent la voie de l’intimidation. Ainsi, exercent-ils sur certains annonceurs une pression sous forme de chantage afin qu’ils boycottent des sites webs jugés « réactionnaires. » Lorsque l’annonceur ignore cet oukase, ces activistes s’organisent en meute pour le dénigrer. 

Plus problématique encore, cet instrument de stigmatisation inique est accueilli avec bienveillance par une partie du personnel politique. En 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, montrait déjà un inclination pour le concept. A l’époque, cinq grandes entreprises avaient été pointées du doigt par Bercy pour des retard de paiements auprès de leur fournisseur. 

Depuis l’accession d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, cette pratique naguère occasionnelle est en passe de devenir un dispositif politique à part entière. En 2017, la secrétaire d’Etat Marlène Schiappa avait menacé de révéler le nom d’entreprises non respectueuses de l’égalité hommes-femmes, s’ils boudaient une « une journée de formation » au sein de son ministère. En février 2018, autour de la ministre du Travail Muriel Pénicaud de promettre la dénonciation systématique en matière d’abus sur les travailleurs détachés. 

Plus récemment, Marlène Schiappa a annoncé vouloir institutionnaliser le « name and shame » en en faisant un outil de lutte contre les discriminations. Si contraindre une personne ou une entité à redresser ses torts paraît louable, la méthode employée n’en demeure pas moins contestable. « Que ce procédé parte d’une bonne intention est hors sujet. La délation et l’opprobre ne sont pas des modalités acceptables de vies en société. C’est à la loi et à la loi seule d’apprécier le caractère répréhensible d’un comportement. Si la loi n’est pas adaptée, au personnel politique de la modifier. C’est bien pour cela que nous votons, non ?! » conclut Serge Tisseron.