« Thawra Crushes », pour une Saint-Valentin révolutionnaire
by Blandine LAVIGNONLa révolution qui anime le Liban depuis octobre s’est immiscée dans la vie des Libanais. Les relations amoureuses n’y font pas exception. Et il n'est pas impossible que certains aient trouvé l’amour cette année grâce à la révolution et fêtent aujourd'hui la Saint Valentin grâce, notamment, à un compte Instagram. Si on se souvient des quelques mariages célébrées, dans le centre-ville de Beyrouth, dans les premières heures du mouvement de contestation, la rencontre 2.0 existe aussi à l’heure des réseaux sociaux.
La page instagram « Thawracrushesofficial » en est le parfait exemple. La page, qui comptabilise plus de 7 000 followers, reposte anonymement les photos que des utilisateurs lui envoient dans le but de retrouver une personne aperçue dans les manifestations. Si la personne est reconnue, son compte Instagram est identifié sur la photo. L’idée est que les deux personnes puissent ensuite entrer en contact. Le concept, qui existe depuis les premières heures de la révolution, est rapidement devenu viral.
« J’étais dans une manifestation et j’ai été aidé par une personne que je ne pouvais pas remercier, donc j’ai pensé à faire une page qui permette aux révolutionnaires de pouvoir se connaître un peu plus les uns et les autres », raconte sa créatrice à L’Orient-Le Jour. La jeune femme, qui souhaite rester anonyme, a créé le compte début novembre 2019. La description du compte est « Tous, ça veut dire tous », une référence à l’un des plus célèbres slogans de la révolte. Le compte est alimenté à raison de plusieurs photos par jour, au gré des envois des utilisateurs. Il compte actuellement 335 publications.
De l’amour, mais surtout beaucoup d’humour
La page Instagram est une tentative de créer des liens au-delà de la temporalité de la manifestation, et par-delà les barrières sociales et confessionnelles. L’idée d’être unis par le mouvement de révolution semble romantique pour de nombreux Libanais. « Des couples se sont formés, je sais qu’il y en a trois ou quatre dont j’ai eu des nouvelles », confie la créatrice de « Thawracrushesofficial ».
Jana est une de ces personnes qui a rencontré son « thawra crush ». Interrogée par l’Orient-Le Jour, la jeune fille de 17 ans raconte avoir eu le coup de foudre pour un jeune manifestant à Tripoli puis l’avoir perdu de vue : « Je suis si heureuse d’avoir envoyé sa photo sur le compte Instagram. Un de ses amis a commenté la photo avec le numéro, je l’ai contacté et maintenant nous nous fréquentons depuis 4 mois ». La première rencontre entre les deux tourtereaux, forcément, colle au thème : « C’était à Tripoli sur la place al-Nour à la Thawra ! »
Mais la page ne se limite pas à être la plateforme de l’amour entre révolutionnaires : elle sait se tourner en dérision, comme l’affirmait le tout premier post du concept : « donne-moi ton numéro, c’est juste pour pouvoir te réveiller pour la prochaine manifestation ». De nombreux utilisateurs utilisent le compte pour poster des photos de leurs amis ou détourner le concept. À l’image de la soprano libanaise Mona Hallab, qui a envoyé ce mercredi une photo d’elle-même, accompagnée de la légende : « Personne n’a mis ma photo, donc je vais la mettre moi-même ». À défaut de trouver son âme sœur, « Thawracrushesofficial » permet aux Libanais d’exprimer leur sens de l’humour.
La question de la vie privée
« Thawracrushesofficial » est directement inspiré de la page « Thawracrushes » créée le 20 octobre 2019 sur Instagram, et désormais supprimée, mais qui avait connu son heure de gloire au début de la révolution. La page avait été pointée du doigt comme encourageant le harcèlement. Et pour cause : les visages des personnes sont mis en ligne sans leur consentement, et leurs comptes Instagram personnels sont identifiés publiquement. Interrogé par L’Orient Le Jour à propos du respect de la vie privée, la créatrice de « Thawracrushesofficial » exprime sa vision des choses : « Je ne pense pas qu’il y ait un problème de vie privée : si quelqu'un va manifester, beaucoup de gens vont le voir donc c’est un peu pareil d’être posté sur Instagram. Mais si une personne le souhaite, elle peut me contacter et je retire alors la photo où elle apparaît. »
Une démarche qui demeure discutable. « Thawracrushesofficial » a toutefois le mérite d’apporter un vent de légèreté dans le tumulte de la révolution libanaise.