Festival
Pour une lutte obstinée
Ernest Pignon-Ernest est l’artiste à l’honneur du prochain FIFDH. Avec l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, il prépare à Meyrin une exposition autour de Jean Ferrat et des poètes de la subversion. Rencontre avec deux êtres profondément politiques qui questionnent la notion même d’espace public
by Arnaud Robert«Vous les Français, vous n’avez jamais aimé Elsa Triolet.» Ernest Pignon-Ernest relève à peine la tête, il dessine les yeux d’Elsa, se plaint de les avoir manqués; Lyonel Trouillot lui tourne autour avec une clope pleine de menthe, il porte un chapeau de feutre au bord retourné et un polo rayé sur un autre polo uni. C’est un atelier de production, dans un jardin d’hiver posé au milieu des barres d’immeubles. Des dessins sont étalés à même le sol, sur les tables, épinglés sur les murs, et un visage en particulier, très fin, presque trop fin, on dirait un chevalier de retour de croisade, c’est Jean Ferrat.
Depuis 2016, l’espace culturel Le Cairn, à Meyrin, s’associe au Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) pour des résidences d’artistes. Au fil des ans, la photographe Leïla Alaoui, décédée peu avant l’événement, le cinéaste Rithy Panh, le bédéaste Guy Delisle et le photographe Bruno Boudjelal ont tous fait le voyage de cette villa de maître au cœur du Jardin botanique alpin. C’est Ernest Pignon-Ernest qui cette année s’y colle, maître de l’art des murs, de l’art hors les murs, dont les manifestes au pochoir connaissent les rues de Soweto et d’Hiroshima. Il a invité un écrivain démineur, un poète qui chaque jeudi tient atelier d’écriture au cœur des rues fragiles de Port-au-Prince, Lyonel Trouillot.
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Panthéons communs
«J’étais allé voir Lyonel à Port-au-Prince. On avait parlé d’un écrivain magnifique, Jacques Stephen Alexis, un neurologue révolutionnaire qui avait connu Che Guevara et Mao Tsé-toung.» Lyonel et Ernest ont marché dans le cimetière de la capitale, une sorte de Père-Lachaise aux caveaux défoncés, où les os font paillasson; et le soir pour se remettre, ils parlaient chanson. Les plumes libertaires – Jean Ferrat surtout, que Pignon-Ernest a bien connu. «Nous avons des panthéons communs. Ernest, pour moi, n’est pas seulement un grand artiste», murmure Trouillot d’une voix salie de fumée et de poussière. «Il est un authentique homme de gauche.»
On y est. On mange ensemble, face à ces tours impeccables de Meyrin Centre. Le conseiller administratif vert Pierre-Alain Tschudi est là aussi à poser des questions sur l’anarchisme et la poésie au XXIe siècle. Ce sont des hommes du même clan, presque de la même génération: Pignon-Ernest a 78 ans, Trouillot 63. «On partage des idées, des inspirations, des colères», dit le peintre français. Il raconte ses séjours sud-africains, l’apartheid: «A Soweto, on m’avait dit de faire gaffe à ma sécurité mais, avec mon mètre 60, personne ne m’a pris pour un Afrikaner! Je ne fais pas blanc colon…»
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Chacun à sa manière a pensé le peuple et sa place dans l’espace public. Ernest Pignon-Ernest, fils d’une coiffeuse et d’un employé des abattoirs niçois, vient de terminer une station de métro au cœur de la cité de son enfance. Il a déployé un écran géant qui diffuse en direct l’horizon marin, dans cette ville pionnière de la vidéosurveillance. Trouillot, lui, vit dans une mégalopole sans trottoir, où les gangs interdisent la plupart du temps l’idée même de promenade et où, ces derniers mois, des flots de manifestants ont repris la rue pour exiger le départ du président: «Je déteste les artistes naïfs. On ne peut pas se mettre à l’abri du monde. Nous voulons rendre compte du mouvement des choses.»
Descente vers le feu
Dans son roman Bicentenaire, publié après la chute de Jean-Bertrand Aristide en 2004, Lyonel Trouillot décrit une déambulation dans Port-au-Prince, une descente vers le feu entre les barricades et les clôtures, il traite des corps dans un lieu qui les malmène, les refuse. Ce sont des murs fendillés qui reçoivent des paroles insoumises. Pignon-Ernest, lui, a commencé sa traversée au milieu des années 1960 dans le Vaucluse, il fabrique des affiches contre la force nucléaire française. «Mon pays entier était altéré par cette pulsion de mort. J’ai pensé qu’il me fallait donc intervenir dans l’espace public. Mes images veulent réactiver le potentiel des lieux.»
Dans cette pièce très lumineuse où ils travaillent face à des plantes qui ne poussent en général qu’au sommet, les deux hommes font le compte des utopies. Ils ont choisi quelques dizaines d’artistes, penseurs, poètes, qui ont nourri Jean Ferrat. Ernest Pignon-Ernest a recouvert son bureau de photographies d’Aragon, Picasso, Victor Hugo, Robert Desnos, Pablo Neruda, Ethel Rosenberg; il ne cherche pas seulement la ressemblance, mais la combustion. Trouillot, à l’autre bout de la serre, écrit sur un ordinateur portable des textes qui s’inspirent de ce théâtre d’ombres. Dans le respect du travail à la chaîne et du prolétariat bien mené, deux graphistes fabriquent en direct le livre qui accompagnera l’exposition de Meyrin. C’est une petite usine éphémère de la gauche intellectuelle.
Vieilles canailles
Ils ne s’entendent pas sur tout, pourtant. Là où Ernest Pignon-Ernest, devenu lui-même une institution, présenté à son corps défendant comme l’initiateur du street art, reste un réformiste, Trouillot ne croit qu’en l’insurrection: «Je ferais la révolution socialiste sans tremblement.» Ils ont choisi pour titre de leur œuvre commune Les Murs du lendemain. Un vers tiré de la chanson Ma France, de Ferrat: «Pour la lutte obstinée de ce temps quotidien/Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche/A l’affiche qu’on colle au mur du lendemain.» Ils y traitent du temps qui passe, d’un ascendant perdu pour les penseurs progressistes («quand j’étais jeune, c’était un pléonasme: intellectuel de gauche», se lamente Pignon-Ernest), d’une forêt des sources qui semblent agir encore.
On ne sent pas la défaite chez ces messieurs de deux continents qui travaillent leur mémoire. Tout en animant leur atelier personnel, ils devisent de Pasolini, des ossuaires napolitains, du ping-pong et de la transe vaudoue. Ils parlent de soulèvement, cette chose qui en eux reste intacte. Ils se sont rencontrés autour d’une passion commune. D’un héritage. Ils demeurent résolument des canailles.
18e FIFDH, Genève, du 6 au 15 mars.
A découvrir dans le cadre du FIFDH
Exposition «Les Murs du lendemain d’Ernest Pignon-Ernest», du 7 au 29 mars, Le Cairn, Jardin botanique alpin de Meyrin.
Rencontre avec Ernest Pignon-Ernest, Espace Pitoëff, Théâtre, mercredi 11 mars à 21h.
Débat en présence de Lyonel Trouillot, Espace Pitoëff, grande salle, mardi 10 mars à 19h30.