[Edito] Brighelli - Grand oral du Bac : l’apparence de la facilité
by Jean-Paul BrighelliDans son édito hebdomadaire, l'enseignant et essayiste Jean-Paul Brighelli critique la dernière idée de l'Éducation nationale pour révolutionner le bac : un grand oral. Sauf qu'évidemment rien n'est prévu pour former les élèves à un tel exercice, si différent de ce qu'ils ont appris au cours de leurs études.
Le ministère vient de publier les modalités du « Grand oral » qui à partir de la session 2021 sera l’épreuve centrale du Nouveau Bac, dont les E3C passés cahin-caha donnent un avant-goût dubitatif (supprimez le Bac, monsieur le ministre ! Finissez-en avec cette guignolade !).
Un oral donc de 20 mn, avec autant de préparation, noté sur 20 et à coefficient 10, qui « permettra au candidat de montrer sa capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante, de mettre les savoirs qu'il a acquis, particulièrement dans ses enseignements de spécialité, au service d'une argumentation, et de montrer comment ces savoirs ont nourri son projet de poursuite d'études, voire son projet professionnel. » Mazette !
« Au début de l'épreuve, continue le ministère, le candidat présente au jury deux questions qui portent sur les deux enseignements de spécialité soit pris isolément, soit abordés de manière transversale. Elles mettent en lumière un des grands enjeux du ou des programmes de ces enseignements. Elles sont adossées à tout ou partie du programme du cycle terminal (…) Le jury choisit une des deux questions. Le candidat dispose de 20 minutes de préparation pour mettre en ordre ses idées et réaliser, s'il le souhaite, un support qu'il remettra au jury sur une feuille qui lui est fournie. Ce support ne fait pas l'objet d'une évaluation. »
Et cette précision ultime : « L'exposé du candidat se fait sans note. »
En moyenne, les classes étant ce qu'elles sont, un élève s'exprime un peu moins de quatre minutes par an en cours de langue, matières globalement les plus proches des qualités requises pour un « grand oral »…
Je voudrais bien savoir à quel moment de leur cursus les élèves auront appris à parler — à parler en public, sans notes, en maîtrisant la rhétorique, avec assez de persuasion pour faire sourire et réfléchir le jury. Quand on pense qu’en moyenne, les classes étant ce qu’elles sont, un élève s’exprime un peu moins de 4mn par an en cours de langue, et qu’il peut très bien passer l’année entière, bien au chaud, sans jamais dire un mot en Français ou en Philo — les matières globalement les plus proches des qualités requises pour un « grand oral »…
Deux anecdotes personnelles pour mieux cerner le problème.
Je prépare chaque année quelques étudiants (au maximum une demi-douzaine) à l’oral d’entrée à Kedge, la grande école de commerce marseillaise. En moyenne, 10mn de présentation de soi et de son projet, puis réponses aux questions.
Les former à cette épreuve demande un mois entier en ne faisant que ça, à raison de quatre heures par semaine, le temps pour eux de dépasser les réticences normales à cet âge (la plupart s’imaginent qu’il suffit de dire la vérité — mais quelle vérité ?), de maîtriser leur discours, d’y insérer quelques éléments susceptibles de provoquer la captatio benevolentiae (la conquête de la bienveillance, comme disaient les anciens rhétoriqueurs) d’un jury qui ne leur est pas acquis, de nettoyer leur parole du jargon familier qui s’y glisse sans cesse et de la syntaxe négligée qui la caractérise, de trouver des arguments qui aient un peu de poids…
Et il y a quatre ans, j’ai été chargé de préparer deux candidats de niveau Première / Terminale à un concours d’éloquence organisé par le Lion’s Club — partout aujourd’hui les concours d’éloquence remportent un franc succès, et nombre d’écoles — Sciences-Po par exemple — remplacent leurs écrits par un oral. L’une est arrivée jusqu’en demi-finale nationale, l’autre s’est hissé en finale — un beau voyage au Touquet et une belle expérience. Pour ces deux jeunes gens volontaires, il m’a fallu trois mois de préparation intense pour décanter leur propos des bonnes intentions qui s’y étaient glissées, leur faire comprendre que c’est en surprenant son auditoire que l’on force son écoute, et mettre en adéquation leur gestuelle et leur propos. Parce que l’oral est un art de théâtre, qui suppose une maîtrise complète de l’ensemble des pratiques langagières, y compris le jeu des physionomies : lisez donc le Langage silencieux, d’Edward Hall.
Ce n’est plus un oral de Bac, c’est du speed dating
Et l’on voudrait qu’un enseignant (lequel, d’ailleurs ? Ancien membre de jury du CAPES, je peux vous affirmer que moins de 10 % des candidats que j’ai pu faire passer à l’oral en maîtrisaient les codes) apprenne à une classe entière, alors qu’il n’a pas que cela à faire, à s’exprimer avec conviction pendant 20mn — un temps énorme, essayez d’en faire autant devant votre miroir — en séduisant (puisqu’il s’agit de cela) un jury composé « de deux professeurs de disciplines différentes, dont l'un représente l'un des deux enseignements de spécialité du candidat et l'autre représente l'autre enseignement de spécialité ou l'un des enseignements communs, ou est professeur-documentaliste » ? Ce n’est plus un oral de Bac, c’est du speed dating — ces brefs échanges où vous avez 5mn pour séduire la créature rencontrée sur l’un ou l’autre des sites de rencontre… Don Juan ou Casanova, qui maîtrisaient assez la rhétorique, auraient préféré se faire moines !
Passons sur les critiques (attendues et sans grande originalité) de ceux qui ont décidé qu’un tel oral est discriminatoire, en ce qu’il favoriserait les enfants des classes les plus aisées (faux : ils sont tout aussi empêchés de la langue que leurs homologues défavorisés — parfois même davantage, la « tchatche » pouvant compenser l’ignorance des codes). Ou de ceux qui — non sans raison cette fois — pensent qu’il faudrait mettre le paquet sur l’écrit. Mais il est si problématique que l’on comprend bien que le ministre mette l’accent sur l’oral : on y fait moins de fautes d’orthographe…
Non : la vraie critique est l’absence totale de préparation à une telle épreuve.
Sophie de Tarlé remarque dans le Figaro que « la force des collèges jésuites, ancêtres des lycées en France, résidait justement dans l’importance donnée aux joutes oratoires ». Et je suis un chaud partisan des « concours d’impro », découverts il y a une trentaine d’années au Québec où ils font fureur, qui lancent des candidats dans des improvisations de trois minutes, rarement davantage, sur un canevas fourni quelques minutes, parfois quelques secondes auparavant. Elimination directe par jet des coussins, d’une couleur ou d’une autre, dont sont armés les spectateurs…
Le théâtre, parce qu’il est de l’artificiel maîtrisé, est le meilleur moyen de s’inventer un naturel. Encore faut-il avoir le temps matériel de former les élèves — et dans des emplois du temps où le Français, ces dernières décennies, a fondu comme neige au soleil, où le trouvera-t-on ?
L’idée du ministère, portée par Cyril Delhay, professeur d’art oratoire à Sciences-Po, est bonne en soi — mais je reste très dubitatif sur sa mise en pratique. Ou alors, il s’agit — vu les difficultés inhérentes à l’exercice — encore une fois d’une épreuve où les jurys, selon la formule consacrée, feront preuve d’une grande mansuétude… Mais alors, à quoi bon ? Et pourquoi ne pas intégrer dans le calcul de ce Certificat de fins d’études secondaires que j’appelle de mes vœux, une « note d’oral » mise par les professeurs des élèves ? Ce serait plus rapide, plus économique, et à tout prendre, plus juste.