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La dernière face cachée de Léonard de Vinci ©Ben Giles pour les Echos Week-End

La dernière face cachée de Léonard de Vinci

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Au printemps 1517, Léonard de Vinci arrive au château du Cloux (1), sa dernière demeure à Amboise. Avec lui, deux de ses plus fidèles collaborateurs, Gian Giacomo Caprotti, qu'il surnomme Salai, et Francesco Melzi. Dans ses effets personnels, les trois oeuvres sur lesquelles il travaille encore, La Joconde, la Sainte Anne, le Saint Jean-Baptiste, mais aussi l'ensemble de ses notes... Elles se comptent par milliers, dispersées en divers carnets et feuillets qu'il entend classer pour de futurs traités. Parmi ses innombrables croquis, on trouve des schémas d'alambics et autres outils d'extraction. On peut également y lire des recettes de senteurs ou des recommandations pour bien fixer l'odeur des fleurs dans l'alcool... En somme, tout ce qu'il faut pour concevoir des compositions parfumées. L'homme au savoir « universel » qui excellait dans la peinture, l'architecture, la musique... maîtrisait-il également l'art du parfum ?

« Assurément, constate Valentina Zucchi, historienne de l'art et responsable de la médiation des musées de Florence. Léonard de Vinci était aussi bien artiste que scientifique, il s'est notamment intéressé à la botanique et à l'alchimie [ancêtre de la chimie, NDLR]. Parmi leurs applications, il y avait la parfumerie, au même titre que la peinture ou la médecine. Certains alambics qu'il dessinait en témoignent, ils se destinaient uniquement à ce domaine. » Une autre facette du génie de la Renaissance, innovateur et visionnaire dans ce projet comme dans tous ceux qu'il a abordés.

« À ce jour, il ne nous reste qu'une partie de tous ses manuscrits, ajoute Pascal Brioist, historien et professeur à l'université de Tours. En 1503, près de seize ans avant sa mort, il a déjà rempli 25 petits carnets, 2 carnets majeurs, 16 carnets en parchemin, 1 carnet en couverture verte de peau de chamois, selon ses termes dans le 'Codex Madrid II'. Les 19 volumes qui réunissent pas moins de 13 000 pages ne représentent que la partie émergée d'un immense iceberg. » Au regard d'une telle production, on n'ose imaginer le nombre de recettes parfumées que Léonard de Vinci aura expérimentées tout au long de sa vie.

Recettes de beauté à la cour

Mais comment vient-il à s'intéresser aux senteurs ? Par diverses circonstances. La première est liée à l'univers dans lequel il a évolué. Dès ses années à Florence, il commence à se rapprocher des Médicis. L'atelier de Verrocchio, qui réalise de nombreuses commandes pour Laurent de Médicis, lui donne un premier accès à la cour et, pas à pas, il se fait des relations, un nom... Or c'est aussi la période pendant laquelle les cours italiennes sont en pleine évolution. Les comportements s'y font de plus en plus sophistiqués. On apprend à danser avec grâce, on se pare et, bien sûr, on se parfume. Rien n'est trop chic ni trop beau pour se distinguer.

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©Ben Giles pour les Echos Week-End

À cet effet, les recettes de beauté et de parfum se transmettent par le bouche à oreille, des ouvrages comme les Secreti commencent à faire leur apparition. Ce sont des manuels permettant de réaliser des onguents, des eaux parfumées et tout sorte de remèdes contre la migraine, la fièvre, etc. Certains, dit-on, seraient écrits par des femmes parmi les plus en vues, on cite par exemple Caterina Sforza ou Isabelle d'Este qui, au même titre que les hommes, dictent les tendances et les usages dans ce domaine.

D'un chic inouï

Dans ses carnets, Léonard de Vinci fait de même, il livre des recettes sur des sujets aussi variés que l'épilation, le parfumage des mains, celui des costumes de spectacle, la désodorisation d'une pièce ou d'huiles végétales... On garde souvent à l'esprit la figure d'un personnage au crépuscule de sa vie, prenant les atours d'un philosophe à la longue barbe blanche. Mais c'est oublier que Léonard fut jeune et plutôt bien fait de sa personne et, aussi, d'une grande sophistication. Un « canon » mâtiné d'un « fashion addict », qui stupéfiait son entourage par sa beauté et son élégance. À ce sujet, on cite toujours cette anecdote donnée par son premier biographe, l'Anonyme Gaddiano : « Il portait une tunique rose, la chevelure soigneusement peignée, tombant longue sur les épaules, quand tout le monde, à l'époque, porte de longs manteaux et les cheveux courts. »

On retient surtout que le peintre était d'un chic inouï. « Son dandysme, les raffinements qu'il s'octroie transparaissent, directement ou par allusion, en divers endroits de ses écrits, note Serge Bramly, dans sa biographie sur Léonard de Vinci. Au milieu de recettes pour des couleurs, de notes sur les pigments, le besoin lui vient soudain de discuter parfums. Il écrit : 'Prends de l'eau de rose fraîche et mouille-t'en les mains ; puis de la fleur de lavande et frotte-la entre les mains, et ce sera bien.' »

Une époque propice aux découvertes

Au recto de la page 74 du Codex Forster III, on peut également lire cette recette de crème d'épilation pour le moins surprenante : « Au moyen de la lessive et de la distillation, on compose, avec la chaux et l'orpiment, un dépilatoire qui dissout cheveux, corne, poils et ongles. » On ne sait s'il a testé la mixture mais pour un esthète-artiste curieux de tout, l'époque est propice à de formidables découvertes dans l'art des senteurs.

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« Sainte Anne, la Vierge et l'enfant Jésus jouant avec un agneau », dite la « Sainte Anne ». Cette oeuvre fait partie des bagages du peintre quand il arrive à la cour de François Ier, avec le « Saint Jean-Baptiste » et « La Joconde » ©René-Gabriel Ojéda/RMN-G/musée du Louvre

Léonard voyage entre les villes de Milan et de Florence, passe d'un mécène et d'une cour à l'autre au gré des événements qui bousculent la péninsule italienne et sa société. « Comme d'autres domaines, la parfumerie connaît à ce moment-là une évolution importante. De nombreux savants multiplient les recherches relatives à la distillation, les études botaniques connaissent aussi un essor remarquable. Et puis, le développement des routes commerciales favorise l'arrivée de nouvelles merveilles odorantes. Des villes comme Venise, Florence ou Gênes sont au coeur de tous les échanges », raconte Annick Le Guérer qui vient de publier un article sur les parfums à la Renaissance dans la revue du CNRS A3 Magazine.

Procédés alchimiques

Léonard est bien sûr attentif à ce qui vient d'ailleurs. Dans le Codex III, folio 74r par exemple, il note cette observation : « Les ongles longs considérés comme une honte chez les Européens, sont objets de grande vénération chez les Indiens ; ils les oignent de parfums odorants et les ornent de dessins variés. »

Un autre élément va guider Léonard vers le parfum. Il est directement lié à son activité d'artiste : en 1472, il se voit, à l'âge de 20 ans, officiellement inscrit dans le registre de la Compagnia di San Luca de Florence, la guilde des peintres et des sculpteurs. Or cette corporation est aussi celle des médecins et des apothicaires. « Grâce à la guilde de Saint Luc, il entre en contact avec ces professions qui maîtrisent les connaissances et les outils pour composer les produits parfumés, indique Pascal Brioist. C'est probablement à ce moment-là qu'il commence à s'intéresser de près aux alambics. »

Ces derniers sont au coeur des procédés alchimiques indispensables pour extraire par distillation les principes odorants des fleurs et d'autres ingrédients. Léonard étudie leur fonctionnement et en dessine de nombreux modèles dans ses carnets. Des alambics simples, des doubles, avec des becs plus ou moins allongés et pour de multiples usages.

Découvreur de techniques modernes

Il se penchera aussi sur d'autres procédés d'obtention et de création de senteurs. Dans le Codex Atlanticus, au verso du folio 195, il suggère par exemple qu'il est possible de capturer les odeurs des fleurs grâce à des substances grasses. On connaissait déjà le principe de la macération dans l'huile. Mais ici, Léonard se rapproche davantage d'une technique qui arrivera plus tard en parfumerie, l'enfleurage à froid.

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Le portrait du maître selon l'école anglaise (illustration de « The Gallery of Portraits » de Charles Knight, 1836) ©Look and Learn / Bridgeman Images

« Mets les amandes sans écorce au milieu de fleurs d'orange douce, de jasmin, de troène ou d'autres fleurs odoriférantes et change l'eau à chaque fois que tu devras renouveler les fleurs afin que les amandes ne prennent pas l'odeur du moisi. » Quelques lignes plus haut, il suggère que l'eau ardente - ancêtre de l'alcool - est un excellent conservateur d'essences parfumées : « Prends de l'eau ardente et mets y les senteurs que tu veux. Elle les gardera et les conservera en elle. »

Le métier de parfumeur tel que l'on le connaît aujourd'hui n'existe pas au temps de Léonard. L'activité est éclatée entre différentes professions, dont les plus importantes sont les apothicaires et les médecins, mais on trouve aussi de quoi se parfumer chez les merciers, les gantiers ou les épiciers. Fidèle à sa dimension d'homme universel, Léonard de Vinci met ainsi son « nez » dans tous les domaines qu'il exerce, y compris les plus inattendus.

Un feu d'artifice parfumé

Quand il est architecte pour Charles d'Amboise, il imagine un jardin rafraîchi et parfumé par un système de canalisations et de bassins. Quand il se fait ingénieur-décorateur au service des Sforza ou du roi de France pour lesquels il concoctera des fêtes extraordinaires, il y jouera aussi du sent-bon. Travaillant sur des costumes de carnaval, la première recommandation qu'il donne concerne l'odorat : « Pour confectionner un beau costume, prends de la toile fine, enduis-la d'une couche odoriférante de vernis composé d'huile de térébenthine ; et glace-la avec un kermès oriental en ayant soin que le modèle soit perforé et mouillé, pour l'empêcher de coller », écrit-il dans le Manuscrit I, folio 49.

Un peu plus tard dans le Codex Forster I, folio 44v, c'est un mini feu d'artifice parfumé à réaliser en intérieur dont il donne la recette. « Si tu veux allumer dans une vaste pièce une flambée qui ne cause aucun dommage, fais ainsi : d'abord, parfume l'air avec une épaisse vapeur d'encens ou quelque autre senteur fortement odorante, puis souffle, ou fais bouillir, et réduis à l'état de vapeur, dix livres d'eau-de-vie. Prends garde toutefois que la pièce soit bien close, et jette à travers la fumée du vernis pulvérisé qui flottera au-dessus d'elle ; puis, muni d'une torche, entre brusquement dans la pièce, et aussitôt tout ne sera plus qu'une nappe de feu. »

Des « parfums » à des fins militaires

« À l'époque, la dimension sensorielle est courante dans les festivités, mais Léonard de Vinci excelle dans cette discipline avec toutes sortes d'inventions », pointe l'historienne Caro Verbeek, à l'université libre d'Amsterdam. Il jouait de la polysensorialité dans des domaines comme le spectacle ou l'architecture. « Nous construirons au-dessus des têtes un très fin treillis de cuivre qui recouvrira le jardin et tiendra captives diverses espèces d'oiseaux. Ainsi, tu auras une musique perpétuelle, avec le parfum des citronniers et limoniers en fleurs. » (Codex Atlanticus 732 v-b.) L'artiste écrit ses lignes aux alentours de 1508, quand il est à Milan.

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©Ben Giles pour les Echos Week-End

Quelques années plus tard, en 1517, il concevra pour François Ier un lion mécanique qui offre une fleur de lys odorante, ajoutant ainsi une dimension olfactive à la scénographie. Léonard s'est également souvent penché sur l'utilisation de « parfums » à des fins militaires. Quand il réside à Milan au service de Ludovic Sforza, il imagine des fumées à visées narcotiques et d'autres carrément mortelles. « La fragilica est une balle d'un demi-pied de diamètre, emplie de petits canons de papier et bourrée de poix, de soufre et de cono corsico. Quiconque en perçoit l'odeur tombe en pâmoison », écrit-il dans le Manuscrit B, au verso de la page 9. À un autre endroit, on trouve même ceci : « Fumée mortelle : prends de l'arsenic et mélange-le avec du soufre ou du réalgar. Remède, eau de rose. » Dans cette recette notée sur une page du Codex Atlanticus, l'utilisation de l'eau de rose comme antidote peut sembler étrange, voire plus...

« Du temps de Léonard de Vinci, médecine et parfumerie se mêlent encore. Les compositions parfumées ont un usage à la fois hédonique, hygiénique et prophylactique. On pense que les mauvaises odeurs sont synonymes de maladie, relève Eugénie Briot, historienne. Et tant que l'on ne sait pas d'où viennent les maux plus ou moins mortels, on use des parfums comme protection ou remède. »

L'eau de rose est une véritable panacée à l'époque et Léonard en raffole. Il en fait usage pour se parfumer et aromatiser ses mets ou ses boissons... Dans le Codex Atlanticus page 482 recto, il donne par exemple la recette d'une Eau des Turcs. Sucre, eau de rose et eau fraîche... Recomposée puis adaptée en sorbet par l'historien Pascal Brioist pour une conférence sur la Renaissance, cette recette serait un délice.

Ses préférées : Jasmin, lavande et rose

À l'inverse, son odorat n'apprécie guère des senteurs comme le musc qu'il trouve particulièrement puissant. Ou encore, certaines huiles comme celle de noix qu'il utilise souvent comme liant pour la réalisation de son sfumato en peinture. Pour preuve, voici ce qu'il suggère de faire quand cette odeur l'incommode : « Pour désodoriser l'huile : mets dans un vase dix pintes d'huile crue. Fais sur le vase une marque à la hauteur de l'huile, ajoute une pinte de vinaigre et laisse bouillir jusqu'à ce qu'elle soit descendue aussi bas que la marque. Ainsi, tu seras certain qu'elle est revenue à sa quantité première et que tout le vinaigre s'est évaporé, emportant avec lui la triste odeur. Je crois qu'il est possible d'obtenir le même résultat avec de l'huile de noix et avec toute autre huile ayant une triste odeur. » C'est à lire au verso de la page 32, dans le Manuscrit K...

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« Etoile de Bethléem, anémone des bois, euphorbe Petite Eclaire », dessin datant de 1505-1510, conservé à la Royal Library de Windsor © Royal Collection Trust/Her Majesty Queen Elizabeth II 2019/musée du Louvre

Si certaines senteurs sont « tristes » au nez de Léonard, d'autres se montrent assurément plus « gaies ». Ainsi, les fleurs comptent parmi ses essences préférées. Il cite le jasmin, la lavande aux côtés de la rose, mais aussi l'encens ou l'orange dont il conseille la distillation dans le Codex Forster I : « Ôte la surface jaune qui recouvre l'orange, fais-la distiller dans un alambic jusqu'à ce que l'extrait puisse être dit parfait. »

On ne sait précisément à quel usage il destinait son extrait d'agrume : parfumerie, art culinaire ou pictural ? Plusieurs options sont possibles : « Les ingrédients qu'utilisait Léonard de Vinci pour la peinture étaient souvent similaires à ceux du parfum. Epices, résines, graines, racines, noix, fleurs pouvaient fournir des pigments ou des huiles. L'univers dans lequel il travaillait fourmillait de senteurs », témoigne Marjolijn Bol, historienne en techniques de l'art à l'université d'Utrecht.

Les sens et leurs interactions

Pour les nuances jaunes de son sfumato, il aimait particulièrement le curcuma et le safran qui lui offraient un éclat plus transparent que les extraits minéraux. Et pour le rouge et l'azur, voici que qu'il indiquait dans le Manuscrit B au verso de la page 2 : « Note comment l'eau-de-vie s'imprègne de toutes les couleurs et du parfum des fleurs. Si tu veux faire du bleu, mets y des bleuets et des coquelicots pour le rouge. »

Il est étonnant de constater que Léonard a réalisé de nombreuses études anatomiques et physiologiques au cours de sa vie. Parmi elles, figurent des observations sur le fonctionnement des différents sens et leurs interactions, notamment sur les liens entre les nerfs optiques et les nerfs olfactifs. Elles sont regroupées dans les pages conservées à la Royal Library de Windsor.

De même, dans le Codex Atlanticus, il se penche sur la perception des couleurs et des odeurs, le déplacement des sons et des senteurs. Tout un ensemble de réflexions qui tenaient d'une approche synesthésique des sciences comme de l'art. Jouait-il des senteurs comme il le faisait de ses couleurs ? Allait-il jusqu'à parfumer ses tableaux comme il parfumait tout son univers ? Cela reste à découvrir...

(1) Renommé plus tard le Clos Lucé.