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Richophobie : la France déteste-t-elle vraiment les milliardaires ?

Indécrottable championne des plus hauts taux de prélèvements obligatoire, la France fait partie de ces pays qui aiment l'impôt. Et aussi de ceux qui ne nourrissent que peu d'affection à l'égard des "riches". Et pourtant… elle s'enorgueillit de la réussite de Bernard Arnaud. Paradoxe ?

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IllustrationIstock

Il est l'homme le plus riche du monde. Bernard Arnault, président-directeur général de LVMH, à la tête du plus grand groupe de luxe de la planète, est Français. Il possède 117 milliards de dollars, soit plus d'argent que la Croatie n'a pu en produire sur l'intégralité de l'année 2018 et toucherait 11,6 euros à la seconde. En moins d'une journée, il gagne environ 45 ans de Smic. Plus impressionnant encore ! D'après La Dépêche, un travailleur au Smic ne dépensant pas un centime de ce qu'il perçoit devrait travailler 25 360 ans pour espérer toucher du doigt la réalité dans laquelle nage ce Grand officier de la Légion d'honneur, décoré en 2011.

Pourtant, en France, on n'aime pas le riche, affirme Challenges. "La 'haine des riches' est une vraie tendance sociologique", explique l'hebdomadaire pour qui deux phénomènes récents illustrent clairement cet état de fait : la crise des "gilets jaunes" et les polémiques suscitées par les dons après l'incendie de Notre-Dame de Paris. Les plus fortunés avaient alors été accusés de défiscaliser leurs donations et donc d'en profiter pour se soustraire à l'impôt.

La France, c'est un fait souvent rappelé, figure parmi les championnes internationales en matière de prélèvements obligatoires. En 2018, ces derniers s'établissaient à 40,3% en moyenne dans les pays de l'Union Européenne, contre 48,3% en Hexagone, insiste L'Opinion. Force est d'admettre, souligne Le Figaro, que la richesse véhicule une certaine image. C'est, du moins, le constat que dressait une étude Odoxa elle aussi publiée en 2018. A l'époque, 78% des Françaises et des Français estimaient qu'être fortuné signifiait être mal perçu. Sans grande surprise, les sondés déclarant voter à gauche nuancent un peu le propos, puisque 31% des électeurs de la France Insoumise (LFI) et 25% de ceux du Parti Socialiste (PS) prennent cette analyse à contre-pied. Un point de vue alors partagé par 29% de celles et ceux à avoir accordé leur voix au Rassemblement national (RN, ex-FN).

Face à tout cela, peut-on vraiment penser que la France est un pays richophobe ? Qui parviendrait à célébrer le succès de quelques-uns, non sans détester leur réussite ? Aux yeux de Philippe Crevel, économiste libéral et Président du Cercle de l'Epargne, la situation semble un peu plus complexe à résumer.

Déteste-t-on les riches en France ?

"En France, la demande d'égalité est particulièrement forte. Tout ce qui est perçu comme un privilège devient inacceptable", analyse l'expert, qui ne manque pas de rappeler la "tradition de révolte et de lutte contre les inégalités" qui ferait partie de l'ADN du pays. "L'égalitarisme fait partie des marqueurs de notre société. Ce qui peut être un peu paradoxal puisque les Françaises et les Français sont aussi très individualistes ! Le dossier actuel des retraites l'illustre à merveille : on veut l'égalité, mais avec les avantages, les droits acquis et les spécificités", poursuit-il.

"Forcément, dans ce contexte, les riches sortent du lot. Ils sont visibles et cela dérange. Ce qui est très français puisque aux Etats-Unis on s'enorgueillit de la réussite d'un individu. Ici, cela suscite de la défiance. Du point de vue français, celui qui est aisé a probablement pris aux autres", juge l'économiste, spécialiste des retraites. Une situation, selon lui, qui fait écho à "une histoire d'exploitation aristocratique".

Une analyse que rejoint au moins partiellement Frédéric Farah, lui aussi économiste, chercheur affilié au Laboratoire PHARE de la Sorbonne (Paris 1), chargé de cours à Paris Sorbonne Nouvelle et marqué à gauche. "Je ne crois pas qu'on puisse dire de la France qu'elle est richophobe. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas de ressenti voire d'aigreur. Ce sont des sentiments qui ne sont pas neufs et que l'on a constatés. Pour autant, je ne crois pas que cela soit la richesse qui pose un réel problème : à mon sens, c'est le décalage criant qui peut exister entre deux réalités qui exaspère les Françaises et les Français", estime-t-il.

"La croissance et l'étalage des richesses de quelques-uns face à l'appauvrissement des autres à de quoi agacer, pour dire le moins", continue l'enseignant pour qui cette situation ne découle pas de nulle part. "N'oublions pas non plus que, sur le plan institutionnel et politique, la France est tout sauf richophobe", assène-t-il.

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Richophobie : Emmanuel Macron mène-t-il une politique en faveur des plus aisés ?

Depuis son ascension aux plus hautes fonctions de la République, Emmanuel Macron a multiplié les gestes en faveur des plus riches : réduction de l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), baisse des taxes sur les revenus du capital... Dans le même temps, il a entrepris ce que d'aucuns à gauche, comme c'est le cas de L'Humanité, qualifient de casse du code du travail, la réforme de l'assurance-chômage ou la suppression de 5 euros d'APL. A la suite du mouvement des "gilets jaunes", il a aussi consenti à quelques gestes à l'attention des classes populaires, chiffrés à hauteur de 11,7 milliards d'euros rappelle Capital, sans pour autant parvenir à se défaire de l'image de "président des riches". Un sobriquet qu'il réfutait récemment encore, devant un parterre de patrons à qui il venait notamment parler de réduction d'impôts en faveur des entreprises.

"Il est vrai que le chef de l'Etat mène une politique qui avantage les catégories sociales aisées. Pour autant, il m'apparaît essentiel de rappeler d'où nous partions ! Certes, la France a diminué les prélèvements sur les revenus issus du capital, mais le pays n'est pas devenu un paradis fiscal pour autant. Nous sommes dorénavant dans la moyenne", indique Philippe Crevel, pour qui l'action du président fait sens. "D'un point de vue purement économique – sans prêter attention au volet électoral, donc – la politique menée par Emmanuel Macron est pertinente. Mieux : elle est efficace. On constate aujourd'hui des améliorations sur le front de l'emploi, mais aussi une meilleure attractivité à l'étranger. Le pays recommence à attirer des capitaux venus d'ailleurs", souligne l'économiste libéral.

"Je pense, pour ma part, que cette politique est condamnable", récuse de son côté Frédéric Farah. "L'action du gouvernement est fondée sur une approche économique problématique. Plutôt que de s'atteler à augmenter le gâteau qu'il faut ensuite redistribuer, on part du principe que la fortune des nantis finira par ruisseler et, de facto, nourrir les autres", analyse l'économiste marqué à gauche, qui concède tout de même que l'exécutif se refuse à employer ce mot. "Ca ne change rien. Emmanuel Macron sait bien que la théorie du ruissellement est connotée négativement. Il n'empêche, c'est bien cela qu'il met en oeuvre", explique-t-il.

"Le problème vient du fait que cette théorie ne se vérifie pas dans les faits. En outre, elle implique que le prix à payer pour une augmentation globale de la richesse, c'est la hausse constante des inégalités. Il suffit de consulter le rapport du Sénat pour se rendre compte que la transformation de l'ISF en l'IFI n'a pas engendré les résultats escomptés", note l'enseignant-chercheur à la Sorbonne, pour qui le bilan à charge ne s'arrête pas là.

"Rappelons aussi que pour aller chercher les capitaux étrangers, on produit une concurrence sociale et fiscale à échelle européenne. Cette dernière contribue à appauvrir l'Etat, sans pour autant soutenir l'économie réelle : la libre circulation des capitaux, telle qu'elle est pensée au moins, implique mécaniquement un rapport de fort biaisé. S'il n'est pas avantagé, l'investisseur peut forcer la situation en sa faveur ou partir, imposant à l'Etat de s'aligner sur des standards au moins-disant. C'est une autre forme de dumping", analyse le chercheur affilié au PHARE.

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Peut-on encore s'enrichir en France ?

En dépit de la réforme de l'impôt de solidarité sur la fortune, l'IFI (impôt sur la fortune immobilière) a rapporté plus que prévu. Une situation dont Gérald Darmanin, ministre de l'Action et des comptes publics, n'a pas manqué de se féliciter, rapporte Le Revenu. En tout et pour tout, l'exécutif a ramené 600 millions d'euros supplémentaires dans les caisses de l'Etat, pour un total de 2,1 milliards d'euros.

Si l'impôt rapporte plus, c'est parce qu'en 2019 6000 foyers supplémentaires se sont avérés éligibles. Pour rappel, indique le site du service public, sont assujettis à l'IFI celles et ceux dont la valeur vénale du patrimoine immobilier excède 1,3 millions d'euros. Attention, cependant, puisque certains biens et éléments de passifs (dettes, par exemple), peuvent être exclus du calcul.

"Le fait que l'IFI rapporte davantage à l'Etat ne qualifie pas un enrichissement réel du contribuable français", avertit d'entrée de jeu Philippe Crevel, qui soutient tout de même qu'il est possible de monter en puissance sur le plan économique et financier." Cela traduit simplement la hausse générale de la valeur des biens immobiliers. C'est particulièrement vrai à Paris et dans les grandes métropoles du pays mais n'oublions pas que ce qui compte le plus, ce sont les flux", souligne encore le président du Cercle de l'Epargne. Autre point important aux yeux de l'économiste : Bercy a amélioré ses dispositifs de contrôle, ce qui n'est pas sans conséquences sur sa capacité à recouvrir l'impôt. "Ainsi, les Françaises et les Français à passer à travers les mailles du filet sont de moins en moins nombreux", note-t-il.

Mais ce n'est pas parce que ce signe ne traduit pas d'enrichissement significatif des citoyens de l'Hexagone qu'il n'est pas possible de faire fortune en France, soutient le macroéconomiste. "Il est toujours possible de grossir la valeur de son patrimoine, comme en témoignent la réussite de personnalités telles que Bernard Arnault ou celle des Bettencourt. Et c'est une chance ! Les groupes que ces individus ont créé engendrent de la richesse et génèrent des emplois qui profitent à tout le pays", détaille le spécialiste. Et lui de nuancer son propos : "Hélas, la situation n'est pas parfaite. Faire fructifier son capital reste plus dur en France qu'aux Etats-Unis d'Amérique, par exemple. Les prélèvements obligatoires, particulièrement élevés chez nous, constituent un frein considérable. C'est pour les éviter que certaines de nos figures les plus prospères préfèrent s'expatrier".

Frédéric Farah estime lui aussi que la France permet encore à quelques-uns de s'enrichir. "Notre pays redistribue 31% de la richesse qu'il produit, c'est vrai. Mais n'oublions pas qu'il redistribue aussi énormément de dividendes. C'est loin d'être incompatible et il ne faut pas penser que notre Etat est hostile à la concentration de capital. C'est proprement faux", commence l'économiste affilié au PHARE, qui tient tout de même à rebondir sur le rendement de l'IFI. Selon lui, ce dernier n'a effectivement rien d'étonnant... et rien de miraculeux non plus.

"L'investissement dans la pierre est privilégié par les Françaises et les Français. Pour autant, le capital immobilier des plus riches est loin d'être le plus important : c'est dans le mobilier qu'ils construisent leurs fortunes. En réduisant l'assiette de l'ISF plutôt qu'en la maintenant – alors qu'il aurait fallu l'élargir –, l'Etat s'est privé de plusieurs milliards d'euros de recette. Pour compenser, il cherche donc à privatiser les aéroports de Paris et s'est séparé de la Française des Jeux. 600 millions de plus ne changent donc pas la situation ou la tendance générale...", affirme l'expert.

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Richophobie : l'illustration parfaite d'une lutte des classes encore à l'oeuvre ?

"Il y a une guerre des classes, c'est un fait. Mais c'est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner", affirmait en 2005 Warren Buffet, jadis l'homme le plus riche du monde. Pour L'Humanité, qui rapportait ses propos en 2012, les classes populaires sont aujourd'hui invisibles parce qu'elles ont été défaites.

Une analyse que semblent approuver les sociologues Monique et Charles Pinçon-Charlot, qui travaillent notamment sur les "ultra-riches" et les mécanismes de protection mis en place par ce qu'ils désignent aussi comme une classe sociale au sens marxiste du terme. "Les puissants ont renversé la lutte des classes", expliquent-ils dans une interview accordée aux Dernières Nouvelles d'Alsace, narrant la destruction politique de la classe ouvrière, liée à celle du logement et des délocalisations. Il s'agissait alors de diviser les travailleurs et de les invisibiliser.

"A été détruit tout ce qui concerne la solidarité ouvrière : les syndicats, les partis. Ca s'est fait avec des histoires d'argent, des mises à mal des syndicats dans les négociations et pour beaucoup avec des armes idéologiques et linguistiques. Ca venait des propriétaires des grands médias qui nous ont fait croire que ce sont les propriétaires des moyens de production qui sont des créateurs de richesse", analysent encore les chercheurs au CNRS.

"Le schéma de la lutte des classes est dépassé", tranche pour sa part Philippe Crevel, pour qui la digitalisation de l'économie et le passage à un modèle tertiaire rebattent les cartes.

"Cela ne signifie pas qu'il n'existe plus de forme de segmentation de la société, mais les classes présentées par le passée n'ont plus de réalité concrète aujourd'hui. Bien sûr, il existe une défiance à l'égard des élites, laquelle est partiellement légitime. Elle résulte de la panne de l'ascenseur social, qui donne le sentiment qu'il n'est pas possible de progresser socialement, sauf à profiter d'une reproduction en interne", analyse le spécialiste de l'épargne et des retraites.

Et lui de pointer un autre problème : "Quand bien même les écarts de revenus restent relativement stables sur le long terme en France, le système favorise la polarisation de l'emploi. D'une part on retrouve une progression des emplois à très forts revenus et de l'autre une augmentation du nombre de travailleurs précaires. Ce qui engendre une réelle segmentation autour de la construction d'écarts de revenus".

"Bien sûr, on peut avancer que la société ne favorise pas les bourgeois et les nantis. C'est un discours facile à défendre : notre Etat reste socialisant, sur-présent, redistribue 31% de la richesse qu'il produit et le taux de prélèvements obligatoires en France est élevé. Pour autant, cela ne signifie pas que les riches soient effectivement en train de perdre la bataille", juge pour sa part Frédéric Farah, plus proche de l'analyse de Charles et Monique Pinçon-Charlot.

"Dans son ouvrage Wealth Defense and the limits of Liberal Democracy le politologue américain Jeffrey A. Winters détaille les mécanismes institutionnels utilisés par la bourgeoisie pour protéger ses intérêts. Les créations du marché unique, à échelle internationale, et de la zone euro à échelle européenne ont établi un cadre légal favorisant le capital. C'est un problème parce que la protection sociale, elle, demeure coincée au niveau national. Ce qui signifie donc que c'est le capital qui dicte l'ajustement et impose ses conditions au travail. Les travailleurs ne sont donc plus en mesure de négocier face à des patrons qui peuvent délocaliser", décrit le chercheur, qui insiste : "le capital bénéficie donc d'un cadre légal qui lui permet d'écraser le travail".

A échelle nationale, plusieurs dispositifs légaux favorisent également le capital, affirme Frédéric Farah. "La précarité organisée du travail, avec la chasse aux chômeurs par exemple, illustre bien cet état de fait. Particulièrement quand on rappelle que dans le même temps, le gouvernement mène une politique favorable aux grandes entreprises", estime-t-il.

Cependant, la guerre des classes – une réalité indéniable aux yeux de l'économiste engagé à gauche – passe aussi par des discours visant à désolidariser les classes populaires. "Si la bourgeoisie gagne, c'est aussi parce qu'elle est le seul groupe mobilisé. Les autres manquent cruellement de relais médiatiques et font face à des stratégies qui montent les précaires les uns contre les autres. On fait croire aux smicards que le problème vient de ceux qui gagnent moins qu'eux. C'est pour cela qu'ils ne peuvent pas faire bloc", déplore l'enseignant.

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