Lyon : à l'école (buissonnière) de l’anthropocène
Déambulation dans les rues de la ville, à l'initiative du festival «A l’école de l’anthropocène».
by Maïté DarnaultLa pensée vient en marchant, même sous un crachin tenace. A Lyon, le festival «A l’école de l’anthropocène» (1) proposait ce jeudi une «déambulation improvisée», sous la férule débonnaire de trois chercheurs. L’un, Adrien Pinon, est urbaniste et président des Ateliers La Mouche, une association qui œuvre à la sauvegarde du patrimoine industriel, notamment ferroviaire. Le suivant, Thomas Boutreux, est un écologue qui a d’abord travaillé sur la flore tropicale avant de se pencher sur les enjeux de biodiversité dans les aires urbaines denses (soit sur chaque brindille qui parvient à pousser entre deux trottoirs). Le dernier, Matthieu Duperrex, artiste et théoricien, mène des enquêtes mêlant sciences humaines, littérature, arts visuels ou numériques. Et il se balade, ce jeudi, avec un canard en plastique accroché à une perche.
Le palmipède (un leurre de chasse glané sur une berge du Mississippi, aux Etats-Unis) est l’objet que Matthieu Duperrex a choisi d’amener, à la demande des organisateurs du festival, pour témoigner de sa vision de l’anthropocène. Ce terme – qui fait débat – désigne pour une partie de la communauté scientifique une nouvelle ère géologique, qui a vu l’impact des activités humaines devenir déterminant sur le fonctionnement de la planète. Cet épisode, qui succède à l’holocène, aurait commencé à l’issue de la première révolution industrielle et induit une foule de questionnements sur la manière dont l’homme pourrait s’adapter aux bouleversements de son mode de vie.
Ces problématiques sont mises en lumière par cette deuxième édition du festival proposé par l’Ecole urbaine, qui associe pour des projets collaboratifs, sous l’égide de l’Université de Lyon, des chercheurs aux différents acteurs du territoire. «Durant le festival, on discute beaucoup mais on est plus rarement en mouvement, alors que c’est une donnée constante de l’anthropocène, souligne Jérémy Cheval, post-doctorant en architecture et co-animateur de la déambulation. Voir comment la pensée peut être générée en marchant permet aussi de voir comment le cadre théorique de l’anthropocène s’ancre sur un territoire, au travers d’éléments éparses, peu spectaculaires.»
Lierre et bitume
Le terrain de jeu de ce safari pédestre est le voisinage des Halles du faubourg, un ancien hangar industriel du 7e arrondissement de Lyon, où se déroule une partie du festival. Première étape à quelques mètres de sa porte d’entrée : un arbre, dont le tronc est enserré de lierre. «Il ne faut pas l’arracher, ce n’est pas un tueur de plante», plaide Thomas Boutreux, avant de cueillir à ses pieds un brin de mouron des oiseaux, qui pousse dans les sols fertiles – y compris quand il s’agit, comme ici, d’un petit carré de terre cerné de bitume.
Impasse des Chalets, on s’arrête devant un garage automobile, «dernier Mohican» de la zone industrielle qui s’est déployée au début du XXe siècle dans ce faubourg, explique Adrien Pinon: «A mesure qu’on se rapproche du centre-ville, ces vestiges ont été transformés en commerces de proximité, et à mesure qu’on s’en éloigne, en pompes funèbres.» La déambulation se terminera justement par la visite du nouveau cimetière de la Guillotière, créé en 1859 et peuplé de monuments parfois imposants, en miroir du prestige des inhumés.
Lieu de «cuite»
Pour le moment, face au garage, il n’y a rien, ou plutôt une zone terrassée dont on ne sait pas encore ce qu’elle va accueillir: «Je suis frappé par l’intensité de ces dents creuses urbaines, pour moi, un trou, c’est rassurant», commente Matthieu Duperrex. La troupe d’une quinzaine de randonneurs s’engage sur la nationale 7, la route de Vienne. L’histoire des mobilités est parfois ingrate : l’ancienne voie romaine a été avec le boom de la voiture, dans les Trente Glorieuses, un axe très sollicité, avant de se faire doubler par l’A7 et devenir ce «non-lieu» n’accueillant ni poste ni banque, remarque Adrien Pinon. Au bout de la rue de Cronstadt, une boîte de nuit fait face à une église évangélique. Des noceurs ont fait une farce en grattant une lettre du panneau indiquant l’heure du culte, le transformant en «cuite».
En montrant un arbre à papillons, Thomas Boutreux dit que parler de plantes «invasives» lui donne des boutons : «Il y a souvent beaucoup de racisme à l’encontre des espèces envahissantes car elles ne prennent ni la place ni l’emploi d’une autre, elles s’installent là où personne ne vient et elles apportent de l’ombrage», explique-t-il. Sur un pont, tandis que Matthieu Duperrex fait un selfie avec son canard sur fond de bouquet de rails, Adrien Pinon compte les grues à l’horizon, témoins de la vigueur de la promotion immobilière (à Lyon, la tradition du maire «bâtisseur» a encore quelques beaux restes).
La balade continue avec une bibliothèque de rue/jardin partagé plantée sur le côté d’une tour d’un quartier populaire. Il n’y a rien pour s’asseoir, les habitants semblent peu la fréquenter. «Et l’hôtel à insectes a été installé plein nord, à l’ombre, les abeilles ne viendront jamais», ajoute Thomas Boutreux. Cette tentative de «commun» incarne pour Matthieu Duperrex l’archétype de «l’injonction postmoderne de gentillesse spécifique». Bref, un loupé.
Une histoire positive, pour finir : l’impasse Brachet, qui aligne une quarantaine de maisonnettes à un étage, construites par un patron paternaliste pour ses ouvriers. Aujourd’hui, c’est trop de place perdue pour certains promoteurs. Mais les habitants ne sont pas prêts à brader leur havre. Alors, cet été, ils ont organisé un grand banquet dehors. Et depuis, les envahisseurs ont été repoussés.
(1) Festival A l’école de l’anthropocène, jusqu’au 2 février.