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Une femme pose sur le le dôme d’un ancien cinéma désaffecté appelé «l'Oeuf», lieu devenu un point de ralliement lors des contestations récentes, à Beyrouth, le 9 novembre.
Photo Andres Martinez Casares. REUTERS

Construire le Liban d’après

La résilience du peuple libanais lui a permis, après la guerre civile, de survivre au-dessus des charniers. Face à la paupérisation, au communautarisme ou au consumérisme, l'actuelle contestation doit conduire à un nouveau projet collectif, frugal et réaliste.

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Tribune. Depuis plus de cent jours déjà, les Libanais ne décolèrent pas. Leur détermination a pris de court une classe politique indéboulonnable, qui continue pourtant ses manœuvres politiciennes, sans rien changer à sa compréhension de l’exercice du pouvoir.

Nombreux sont ceux qui décrivent la «révolution d’octobre» comme un point pivot. Le fait qu’un nombre considérable de Libanais se soit mobilisé face au pouvoir en place, toutes confessions, opinions politiques et classes sociales confondues, incarnerait la fin réelle de la guerre civile (1975-1990). Celle-ci jouait les prolongations, les hommes de guerre étant devenus les leaders politiques d’aujourd’hui et les divisions communautaires persistant, sur fond d’absence de travail de mémoire, de justice et de pardon.

La réalité est à nuancer : les derniers mois ont aussi été ponctués de récupérations et stigmatisations communautaires. Autrement dit, non, la guerre n’est pas encore terminée. Et elle est bien civile puisque nous la menons entre nous et contre nous.

Mais c’est moins du fait de notre habitude à l’altercation qu’à cause de notre propension à la résilience, idée sur laquelle nous avons construit notre image de nous-mêmes en tant que peuple. Car oui, nous sommes des résilients, des survivants. Nous avions surmonté les horreurs de la guerre. Mais, pire peut-être, nous avons traversé la violence de notre histoire récente avec abnégation. Nous avons connu les occupations israélienne et syrienne jusqu’en 2005, encore plus de guerres israéliennes – en 1993, 1996 et 2006 –, et le vol orchestré des fonds publics de la part d’un establishment politico-financier mafieux qui en a usé comme de son propre porte-monnaie, imposant un système corrompu et clientéliste.

Férocité de vivre

C’est cette résilience qui nous a permis, durant trente ans, de respirer, rire, aimer et danser au-dessus des charniers, malgré les coupures d’eau et d’électricité, le grignotage et l’empoisonnement de nos terres, la destruction et le pillage de notre patrimoine, l’érosion de nos droits citoyens et les discours communautaires nous dressant les uns contre les autres. C’est cette même résilience qui, aujourd’hui, alors que le Liban sombre dans une crise économique enfin visible, nous fait accepter l’inacceptable : rationnement des liquidités, inflation galopante, dévaluation de notre devise, signes de paupérisation extrême – des vieillards fouillant dans les poubelles aux enfants mendiant entre les voitures, pieds nus sous la pluie. Et les sempiternels discours communautaires. C’est que notre survie d’après-guerre, nous la devons avant tout à notre capacité de déni du réel, que nous pouvons prolonger longtemps de manière à nous habituer à tout, convaincus qu’elle fait notre force là où elle n’est qu’une forme brutale de résignation.

Le fait est que celle-ci est allée de pair avec une férocité de vivre qui se trouve être en réalité une aptitude à sur-vivre, c’est-à-dire à dévorer les expériences et les objets avec une insouciance frénétique, cigales dans un paradis consumériste. Le Liban s’est laissé embarquer dans un cycle de débauche financière – fait de dépenses faramineuses, de bakchichs et de menaces – avec ce que cela amène de dépendances. Il s’est transformé en mendiant international, grappillant financements et soutien politique dans les capitales du monde entier; et a enchaîné prêts et injections de capitaux, endettant jusqu’à ses arrières petits-enfants. Les Libanais ont, dans leur majorité, aligné leur mode de vie à celui des pays dits «développés» et adopté ce qu’ils pensaient en être les codes, les produits, les logiques économiques et sociales, pourtant incohérents avec nos réalités socio-économiques – ce qui équivalait à habiller un affamé d’un manteau de soie. Dans une société structurellement régie par une double logique communautaire et féodale et donc déjà morcelée, la compétition constante pour l’accès aux biens a renforcé les inégalités et contribué à une dislocation sociale radicale.

Face au gouffre

Le fait est que nous avons échoué à imaginer un modèle sociétal qui, partant de notre expérience singulière de l’histoire, réponde à nos propres aspirations. Et il est grand temps de reconnaître qu’à partir du moment où elle oblige à être autre chose que soi, la survie est une faillite de l’humain. En ce sens, nous avons tous, en tant que peuple, failli.

Parce que nous sommes aujourd’hui face au gouffre et que nous ne pouvons que sauter, autant saisir l’opportunité du (sur)saut pour nous demander quelle société nous voulons. Il s’agit de revendiquer ce que Mahmoud Darwich appelle «la poésie politique» et qu’il oppose à l’excès de mépris du politique, à la surdité aux questions posées par la réalité et par l’Histoire et au refus de participer à l’entreprise de l’espoir.

Les révolutions sont de beaux accidents de l’Histoire; elles offrent la possibilité de se penser autrement, de changer le regard d’une société sur elle-même afin de se (re)définir dans l’insoumission aux injonctions externes, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles. Notre révolution pourrait être le moment d’apprendre de nos passés et de nos ambitions matérialistes chimériques qui se sont révélées destructrices. Elle pourrait être, pour les Libanais, l’occasion de revenir à eux-mêmes, de penser une société apaisée et mettre un point final à cette guerre non terminée.

Refuser les mirages

Nous pouvons donc faire du Liban un laboratoire économique et social d’un nouveau genre; or, il ne se fera que dans la frugalité, c’est-à-dire en portant un regard humble sur nos capacités et nos besoins réels pour y trouver des réponses pragmatiques.

Sans être naïfs. Les Libanais devront répondre, de manière courageuse et réaliste, de l’irresponsable gestion politique, économique et sociale des dernières décennies. Mais aussi avoir le courage de refuser les mirages d’un salut miraculeux qui ne serait qu’un projet financier, notamment celui promis par l’extraction du gaz maritime supposé (qui détruirait ce qui reste de nos côtes sans pour autant garantir le sauvetage de nos terres).

Il va falloir mettre un terme à notre mode de vie surévalué. Et constater que le capitalisme sauvage qui se construit dans une relation de prédation d’avec l’environnement et les sociétés qu’il détruit en toute impunité, s’il est un échec pour l’humanité, l’est aussi pour le Liban.

Ce dont nous faisons l’expérience aujourd’hui, avec la limitation des ressources financières au niveau de chaque individu et la révision de notre mode de vie, pourrait devenir un choix collectif. Il ne s’agit pas d’austérité (même si nous pourrions réapprendre à utiliser les restes du poulet et à boire à la cruche en verre). Il s’agit d’œuvrer à la création de nouveaux liens fondés sur l’entraide et à un partage équitable de nos acquis naturels, culturels et économiques; ce qui ne peut se faire qu’en dépassant les carcans communautaires qui structurent aujourd’hui notre société.

Ces liens doivent nous obliger à aller les uns vers les autres, à nous décloisonner socialement et géographiquement pour nous réapproprier notre territoire, ses champs abandonnés, ses plages polluées et ses forêts décimées qu’il faudra réhabiliter pour les ré-habiter. Ce faisant, nous deviendrions acteurs de notre propre devenir et ferions un acte d’autoréparation politique, c’est-à-dire humain.

Ce laboratoire, il va falloir l’inventer. Il se dit que la créativité des Libanais n’a pas de bornes; et si elle nous servait pour concevoir la vie dans ce pays autant qu’elle aura été utile à en assurer la survie?