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Emmanuel Macron. Photo © HAMILTON-POOL/SIPA

Colonisation, crimes et boniments : pourquoi Macron risque de réactiver une “guerre de mémoires”

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En jetant l’opprobre sur la colonisation, le président de la République ne cherche pas tant à la disqualifier juridiquement qu’à l’absolutiser moralement, affirme l'historien Jean-Marc Albert.

Parmi ces passions si françaises qui provoquent l’étonnement de nos voisins, la guerre d’Algérie occupe une place à part. Pour Emmanuel Macron, elle tourne même à l’obsession. On peine toutefois à cerner ce qu’il recherche vraiment en improvisant sur un sujet particulièrement dissolvant pour notre mémoire commune. Premier Président né bien après les « événements », l’ancien élève de Ricœur semble vouloir contribuer à la réécriture d’une histoire qu’il n’a connue qu’à travers le biais des préjugés universitaires. Cette volonté d’arbitrer entre les mémoires n’est pas sans risque, ni sans précédent.

Les lignes de fracture mémorielle ont, en effet, toujours été vives et se déplacent en permanence. Vichy aura ainsi occupé la gauche des années 80-90 pour tenter de culpabiliser la droite. Aujourd’hui, dans le surgissement communautariste, la colonisation, dont la guerre d’Algérie constitue la métonymie, offre un nouveau champ d’affrontements aux contours plus identitaires que politiques. Les associations « décoloniales » et indigénistes occupent ce terrain laissé en friche par des historiens peu nombreux à s’y aventurer.

Au retour des commémorations de la libération d’Auschwitz, le président français a été accusé d’établir un parallèle entre la Shoah et la guerre d’Algérie. L’auteur de cette liaison hasardeuse corrige vite le propos en parlant de similitude de « charge mémorielle » entre les deux événements. Pour autant, le lien semble se roborer quand on se souvent qu’en 2017 déjà, Macron qualifia l’œuvre coloniale de « crime contre l’humanité ». En cela, il ne fit que donner de l’écho à un discours moralisateur qui ne cherche plus à essayer de comprendre mais seulement à juger. L’histoire n’est heureusement pas réductible à ce simplisme émotionnel.

Pour que la colonisation soit d’ailleurs considérée dans son ensemble comme un crime contre l’humanité, il faudrait qu’elle puisse se soumettre à un certain nombre de critères juridiques circonscrits comme l’« extermination » d’une population civile en « exécution » d’un plan concerté. La colonisation de l’Afrique offre un démenti cinglant à cette tentative taxinomique. Il n’y eut, en effet, aucun projet de destruction globale dont on ne mesure pas bien quel en aurait été le bénéfice. Si ambition génocidaire il y eut, elle manqua alors cruellement d’efficacité puisque, pour ne prendre que l’Algérie, la population tripla entre 1830 et 1962. S’il fallait faire mourir la population, on se demande aussi pourquoi les médecins coloniaux ont fourni tant d’efforts pour faire drastiquement diminuer le taux de mortalité infantile et éradiquer la malaria, la pelade et la tuberculose des colonies.

S’il est très mal vu d’évoquer les « bienfaits » de la colonisation, surtout depuis la suppression de la loi de février 2005 qui leur était consacrée, il n’en reste pas moins qu’on peut s’interroger sur cet entêtement si français à chercher à améliorer le niveau des habitants des colonies. La société coloniale n’était évidemment pas parfaite, en contradiction avec l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de la démocratie moderne, mais elle donna lieu à des sacrifices inouïs pour tenter de réaliser l’idéal messianique républicain d’un Ferry qui voyait dans la colonisation une œuvre émancipatrice, à plus ou moins long terme, de l’individu.

On nous opposera à juste titre la question de la traite qui, comme l’esclavage, demeure une abomination. Mais contrairement à ce que la loi Taubira de 2001 laisse entendre, elle ne fut en rien pour reprendre le mot de Braudel, une « invention européenne ». En revanche, ce sont bien les Européens qui ont pris l’initiative de l’abolir dès le XIXe siècle. Les projets coloniaux de Ferry ainsi rejoignaient ceux du cardinal Lavigerie soucieux de mettre un terme à cette barbarie. La colonisation y aida tant qu’elle put. Les administrateurs civils français s’employèrent ainsi à supprimer les châtiments ottomans les plus cruels du territoire chérifien au moment où il devint protectorat français.

C’est, sans doute, parce que les Occidentaux furent les premiers, et longtemps les seuls, à reconnaître la monstruosité de cette pratique qu’ils sont aujourd’hui les uniques accusés. L’interprétation marxiste de ces abolitions, dans le sillage des travaux de Williams, ne résiste pas à l’analyse des faits. L’esclavage a été supprimé pour des motifs plus nobles que les gains économiques. Si d’ailleurs cette pratique avait été « rentable » pour l’industrie, on se demande pourquoi le Portugal n’est pas devenu entretemps l’une des nations les plus riches du monde. Richardson confirme que bien peu d’investisseurs ont trouvé cette « filière » économiquement viable.

La loi Taubira a « racialisé » davantage le débat en ne retenant que l’esclavage commis contre des populations non-européennes. On n’y trouve nulle trace de condamnation des Grecs, des Romains, des Vikings, rien non plus sur les traites intra-africaines mises en évidence par Curtin, Thomas et reprises par Pétré-Grenouilleau en 2004. Or il est avéré qu’une partie du continent africain s’est enrichi en vendant l’autre. Le califat nigérian de Sokoto fut l’un des plus grands empires esclavagistes de l’histoire. Nombreuses furent les tribus comme les Yoruba ou les Fanti qui se joignirent aux Européens pour se débarrasser de ces tutelles esclavagistes.

En n’évoquant que la traite atlantique, la loi prenait surtout soin d’éluder surtout la question de l’esclavage islamique qui concerna pourtant l’enlèvement et la réduction à la servilité de plus de 16 millions d’êtres. Cette traite ne s’est pas interrompue par un aggiornamento philosophique mais sous l’effet de la contrainte diplomatique et militaire des colonisateurs. Elle ne le fut que partiellement comme le révéla sa persistance, en 2014, dans l’État Islamique.

La colonisation suppose un rapport de force entre des puissances expansionnistes et des populations issues territoires convoités. Elle ne s’est pas fixée comme objectif d’exterminer mais d’asseoir une domination inégale et variable selon les époques. Elle s’est accompagnée de phases de conquêtes, de flux et de reflux, avec son corollaire de violences inhérentes à la guerre. La colonisation n’est pas une parenthèse tragique dans l’histoire de l’humanité, elle en constitue la trame. Les Celtes, les Romains et les Francs ont-ils commis un crime contre l’humanité en « occupant » les Gaules ? ». Le concept de crime contre l’humanité n’est pas plus opérant avec la guerre d’Algérie qui reprend les contours « classiques » de la guerre révolutionnaire. S’il faut trouver des indices de cette forme de crime, on les trouverait plutôt dans l’extermination orchestrée et appliquée par le FLN à l’encontre des Harkis sous le regard passif, voire complice, des autorités gaullistes.

En jetant l’opprobre sur la colonisation, Macron ne cherche pas tant à la disqualifier juridiquement qu’à l’absolutiser moralement. Dégagée de toute perspective historique, la colonisation quitte le champ nécessairement complexe de l’analyse pour entrer dans celui, plus facile, de l’anathème idéologique. La colonisation est devenue le nouveau péché originel. Elle serait responsable du retard économique de l’Afrique ce qu’infirment les travaux de Lacoste et d’Iliffe. La traite aurait ainsi causé un drame démographique alors qu’elle affecta 0,2% de la population et que l’on trouve aujourd’hui les densités de population les plus fortes là où on aurait dû avoir des déserts humains.

On lui impute même la responsabilité du dérèglement climatique et d’une nouvelle ère géologique. Rien que cela ! Greta Thunberg a repris le concept d’« écologie d’apartheid » de Jones en dénonçant « les systèmes d’oppression coloniaux, racistes et patriarcaux (qui) l’ont créée et alimentée » depuis le XVIe siècle. La colonisation serait responsable du rejet par une partie de la jeunesse franco-algérienne, qui n’a pourtant pas connu les affres de la guerre, de ce qui constitue le legs de notre Histoire. Les Français d’Algérie aussi, chassés en 1962 et rejetés, en métropole avaient des raisons d’en vouloir à la France. Ils se sont pourtant, eux, bien intégrés.

En convoquant hâtivement le passé, Macron ne pourra empêcher, intentionnellement ou non, de rouvrir le procès d’une période de l’histoire dont les protagonistes ne sont plus légions. Il permet aux dirigeants algériens de raviver opportunément la dénonciation de la colonisation française. On sent bien que le président français voudrait s’inspirer du précédent chiraquien de 1995 à propos du Vel d’Hiv mais il court ici le risque de réactiver une « guerre de mémoires », souvent prétexte à des réparations, culpabilisante pour les nouvelles générations qui ne veulent plus demander pardon pour leurs aînés.

Mais Macron prend aussi le risque de conforter les jeunes Français d'origine maghrébine dans une posture victimaire prétexte à repousser leur intégration. Si le Président de tous les Français affecte de craindre un « séparatisme », il lui revient de les exonérer du péché héréditaire de la colonisation. Le chemin est encore long pour voir toutes les composantes de la société communier dans une culture commune, et inverser ainsi la devise de la Cité de l’histoire de l’immigration, pour que « notre histoire soit la leur ».