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«Partie de chasse», Christin et Bilal, première publication en 1983.
Casterman

Pierre Christin : «Quand, par bonheur, un couple scénariste-dessinateur se forme…»

Le scénariste, qui a travaillé avec Mézières sur «Valérian et Laureline», Bilal ou Tardi, revient sur son parcours, à l'occasion d'une expo au festival de bande dessinée.

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Le festival d’Angoulême rend cette année hommage à Pierre Christin, lauréat du prix Goscinny en 2019 pour l’ensemble de son œuvre. Le scénariste, qui fut aussi romancier et directeur d’une école de journalisme, a écrit les récits de certaines des plus grandes bandes dessinées francophones de l’histoire du 9art. En collaborant avec son ami d’enfance Mézières pour la série Valérian et Laureline, mais aussi avec Tardi, Bilal et bien d’autres, il a grandement contribué à casser les codes narratifs et esthétiques d’un genre qui, dans les années 1970, s’adressait encore essentiellement aux enfants et était souvent méprisé. A 81 ans, il continue de publier des albums, travaillant dans son atelier-bureau du XIVarrondissement, où on l’a rencontré.

Son exposition en Charente retrace son parcours, de son enfance de titi parisien à ses voyages en URSS, en passant, évidemment, par ses plus grandes rencontres et collaborations artistiques.

Pourquoi organiser une expo à Angoulême ?

J’ai eu l’an dernier le prix du scénario Goscinny, notre père à tous, et tu as le droit à une expo quand c’est le cas. Moi, je n’aime pas beaucoup les expos de BD, en général. Alors, les expos de scénaristes, pas sûr que ça soit une bonne idée. Il y a des expos de tout aujourd’hui, sur la culture du marron, la fabrique des pots. Des tas d’objets pas destinés à être muséifiés sont devenus muséifiables. Les planches de BD c’est pareil, c’est pas fait pour être dans un musée, mais pour être lues. Ça perd beaucoup de son intérêt sur un mur. En même temps, ça m’a posé la question de comment faire entrer le spectateur là-dedans. J’ai pris le parti d’en faire un scénario.

Pourquoi, jeune, le médium de la BD vous attire ?

Je me suis toujours intéressé au dessin. J’ai toujours admiré les illustrateurs, les aquarellistes anglais, Hokusai. Quant à la BD spécifiquement, mon père était un petit coiffeur et il y avait des BD dans son salon, où j’ai découvert Edgar P. Jacobs, qui m’a passionné. Pendant au moins un an, j’ai écrit partout la marque jaune sur les murs sur le chemin de l’école. Et puis j’étais copain avec Jean-Claude Mézières qui habitait la même banlieue et on s’est retrouvés par le plus grand des hasards au lycée ensemble. C’était un coup de chance. Normalement, des gars comme moi devaient arrêter l’école à 14 ans. J’ai été envoyé au lycée Turgot et Jean-Claude à l’Ecole des arts appliqués. Il y avait aussi Jean Giraud qui arrivait encore plus loin de banlieue. On avait 15-16 ans, et on traînait tous les trois ensemble.

Moi, je voulais écrire, faire de la musique, eux étaient déjà très adroits du point de vue graphique mais pas très bons pour écrire. Ils m’ont dit : «Si tu aimes écrire, tu veux pas faire un bout de texte pour nous ?» J’ai dit : «Je sais pas, je peux essayer.» Et je me suis aperçu que c’était très amusant. Ensuite, je suis parti aux Etats-Unis, où j’ai découvert Mad Magazine. Tintin, Spirou, ce n’était pas trop mon truc, mais là, Mad, traiter de l’actu en BD, chapeau. Ça a été le déclic.

Pour gagner des sous avec Mézières, on a décidé d’écrire une petite histoire, qu’on a envoyée à Giraud, qui l’a envoyée à quelqu’un dont on ne connaissait pas le nom, Goscinny, qui travaillait pour un journal dont on ne connaissait pas le nom, Pilote.

Dès le départ, vous savez que vous ne serez pas dessinateur ?

Si c'était arrivé à l’heure actuelle, où il y a tout un dessin très simplifié, en mode crobard, qui a été promu par les blogs et tout ça, je serais peut-être devenu dessinateur. A l’époque, c’était du dessin à la belge. Il fallait un minimum d’adresse et je n’étais pas assez bon, même si j’aimais dessiner.

On se sent toujours un peu à part dans le monde de la BD en tant que scénariste ?

On fait intrinsèquement partie du milieu mais toujours comme une pièce rapportée. On n’a pas la même origine ni la même manière de travailler que les dessinateurs. La beauté du métier, c’est que ce sont des gens qui ont des sensibilités et des formes d’intelligence très différentes. Le scénariste, c’est un mec qui est là pour manier les mots, les concepts, faire avancer l’histoire. Le dessinateur, ce qui le passionne, c’est dessiner. Le scénariste a tendance à voir plutôt loin. C’est pour ça qu’il y en a souvent dans les longues séries. Quand par bonheur un couple scénariste-dessinateur se forme et partage le même langage, c’est très bien.

Quand vous vous lancez dans Laureline et Valérian, vous voyez la SF comme un moyen de parler du monde contemporain ?

Je reviens alors des Etats-Unis où la science-fiction graphique est très mauvaise. Moi, je n’aime pas les comics, je les trouve facho. Les combats du bien contre le mal, c’est vu déjà 250 000 fois. En revanche, la SF écrite vit sa plus grande période. C’est Bradbury, Asimov, etc. Là, je m’en goinfre. Et je m’aperçois que la SF est un moyen formidable de parler de la société actuelle. C’est un effet de loupe, de grossissement. Je me dis : «Tiens, en France, il y a plein de trucs à raconter, et c’est un bon vecteur.» J’en parle à Mézières. Lui, il était spontanément plutôt du côté du western, mais Giraud et Jigé occupaient déjà le terrain. On s’est dit : «On en fait une, on verra bien.» Il y a eu du courrier des lecteurs, ça a été bien accueilli et Goscinny a dit : «Il faut continuer.»

Tout ça, c’était du bricolage à l’époque, on se plantait régulièrement sur la pagination. On a commencé vraiment à prendre la série à bras-le-corps avec la Cité des eaux mouvantes, qui représente New York sous les eaux.

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(La Cité des eaux mouvantes, Christin et Mézières, Dargaud, 1970)

A partir de cet album, vous vous dites que vous êtes partis sur un grand cycle ?

Je commence à le penser. Jean-Claude prend confiance dans son dessin : il faut des couilles pour dessiner New York envahi par les eaux. Et moi, je mets un cataclysme dans l’histoire parce que je m’intéresse au problème atomique. On est en 1966-67, j’y vais franco avec cette explosion en 1986. Je ne pensais pas un jour qu’il y aurait Tchernobyl la même année !

On veut faire du graphisme à la française en compétition avec les dessinateurs américains aussi.

Avec vous, la Terre est perpétuellement en danger mais l’humanité existe toujours. Vous restez optimistes.

En SF écrite, en France, une seule revue importante existe alors, c’est Fiction. Fiction se politise énormément après 68, prend une direction très sombre, avec l’idée qu’il n’y a que des dictatures, etc. Je trouve ça trop facile. Ça m’intéresse de faire une BD de SF qui ne soit pas bi-frontale : les mauvais contre les bons, les Indiens contre les Blancs, le truc à l’américaine.

Je veux que Valérian soit une BD ambiguë. Elle est positive, la Terre existe encore au XXVIIsiècle mais elle est en permanence en danger. De la même façon, Laureline et Valérian sont des héros ambigus. Ce ne sont ni des justiciers, ni des flics, ce sont des espèces de sociologues policiers des rues qui essayent de remédier à ce qui va le plus mal par des moyens softs. Surtout Valérian, qui est l’inverse du superhéros américain : il est grêle, il n’a pas de talent particulier.

Il est quand même beau gosse.

Même pas. On voulait faire une belle Laureline, mais on n’avait pas de bons sentiments envers Valérian. On s’est inspirés, physiquement, d’un chanteur qu’on n’aimait pas, Hugues Aufray. On s’est dit : Hugues Aufray, il chante des conneries, et Valérian, il est un peu con.

Avec Laureline, vous mettez en scène un personnage féminin fort à une époque où c’est rare.

J’aimais les mondes féminins et la BD c’était 100% masculin. Tous les auteurs étaient des hommes, comme les patrons des boîtes, souvent cathos en plus. Les femmes étaient globalement absentes, à part Sécotine ou Bécassine. C’était globalement des histoires de petits garçons racontées par des vieux petits garçons.

Nous, on tenait beaucoup à ce qu’il y ait une femme dès le départ et que ça soit elle qui ait le beau rôle, qui mène la bagarre et l’histoire.

Ça s’accompagnait de convictions féministes ?

C’était en partie lié au féminisme américain qui était beaucoup plus virulent. Je suis arrivé sur la côte ouest en ayant lu Simone de Beauvoir, et là-bas elle faisait figure de vieille dame d’une grande sagesse.

On retrouve tout ça un peu en vrac : Valérian, c’est la BD de son époque. Il y avait toujours cette idée que chaque album traite d’un problème de société, mais sur un mode léger, parce qu’on avait encore un public de gosses. Je voulais que la BD soit populaire et en même temps qu’elle affronte les vrais problèmes.

Très vite, vous arrêtez aussi le côté space opera à cause de Star Wars.

Star Wars est sorti quelques années après les premiers Valérian. A l’époque, ça paraît incroyable, mais dans le milieu de la SF, Star Wars n’est pas bien accueilli du tout. Moi, je suis un naïf, j’ai beaucoup aimé le film. En même temps, ça nous posait un problème : les premiers Star Wars étaient réussis, c’était fait avec les moyens hollywoodiens, et notre pauvre petite BD française ne faisait pas le poids.

On s’est dit : on va garder le fond de sauce, du space opera, mais nous, on va approcher la caméra de choses plus proches de nous. On va venir davantage sur Terre, mélanger les grands espaces et les sagas, le romantisme avec des trucs qui se passent à Beaubourg ou dans le marais poitevin parce que ça n’a jamais été fait. Et on arrive très vite à Métro Châtelet, direction Cassiopée, qui est un aboutissement.

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Dans l’exposition, vous évoquez aussi les relations avec d’autres auteurs.

Arrivent en BD des gars comme Tardi. Quand je commence à travailler avec Tardi, il a 19 ans. Et c’est un grand artiste. Il est prêt, il sait déjà tout faire. On fait Rumeurs sur le Rouergue (1976), qui est une BD directement sociale et politique.

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Quand on regarde la couverture, c’est le petit peuple de la forêt contre les «CRS SS». C’est entre 1968 et Notre-Dame-des-Landes.

Bien sûr. On m’a dit que José Bové s’était inspiré de cet album pour le démontage du McDo de Millau, en 1999. Parfois, ça fait peur l’influence de ce qu’on écrit. Pour les Phalanges de l’ordre noir (1979), avec Enki Bilal, un groupe de petits connards terroristes du nord de la France s’est autobaptisé ainsi. Ça fait un drôle d’effet. Ça prouve d’ailleurs qu’ils n’ont rien compris : le titre ne parle pas de nos héros à nous, qui sont les brigades internationales. Les types n’avaient sans doute pas lu la BD.

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(Les Phalanges de l’ordre noir, Christin, Bilal, Casterman, 1979)

Avec Bilal, pourquoi vous décidez de travailler ensemble ?

Un de mes désirs était de ne pas être catalogué comme auteur de SF. Je voulais faire d’autres séries, avec d’autres dessinateurs. A l’époque, il y a un genre un peu souffreteux, c’est le fantastique. Ça reste très convenu, crypto moyenâgeux. Et là arrive un nouveau très jeune dessinateur, qui est Bilal. Il est en pleine crise fantastique, lecteur de Lovecraft, etc.

C’est le début du terrorisme européen et je lui dis : «On va faire une BD sur le terrorisme, c’est ça qui fait peur aujourd’hui, ce n’est plus le petit peuple de la forêt.» Bilal au début était un peu hésitant mais finalement les Phalanges de l’ordre noir trouvent leur place.

C’est un genre différent de la SF donc il faut un dessin différent de la SF. Bilal réussit admirablement à tenir les deux bouts de la chaîne : beaucoup d’humanité mais en même temps, beaucoup de violences. C’est un livre qui nous a tirés tous les deux sur la couenne, ce n’était pas facile à faire. Mais, à mon immense surprise, c’est un grand succès.

Qu’est-ce que vous vous apportiez mutuellement, notamment pour Partie de chasse (1983), qui anticipe presque la fin de l’Union soviétique ?

On avait ce désir de se distinguer, aussi bien sur le plan littéraire que graphique, de ce qui se faisait. On voulait prendre une esthétique qui n’était pas celle de la BD dominante : des couleurs très denses, des dégradés, du dialogue abondant, des discussions politiques…

On est très différents, par nos âges et nos origines. Enki est né dans un pays communiste, pas moi, même si j’y ai beaucoup voyagé. J’ai vu très vite que la maison soviétique était complètement vermoulue. A cette époque, en gros, je ne suis engagé nulle part, mais je suis proche du PSU, de Rocard. Je ne suis pas allé au PC à cause d’Orwell. Enki est dans quelque chose de plus viscéral : le communisme lui faisait peur. Et il est en avance sur son époque avec une horreur encore plus viscérale de l’islamisme.

Vous qui avez commencé à travailler avec un pseudo, vous appréciez cette reconnaissance, cette validation culturelle ?

Il n’y a que Bilal qui pouvait dessiner ces albums avec sincérité. Que ce travail soit reconnu, c’était magnifique. A l’époque, la BD commence à entrer dans le champ culturel et ça fait plaisir. Mais en même temps, je ne souhaite pas qu’elle y entre trop.

Pourquoi ?

Ça l’affadit. Il y a un côté dans la BD souvent truculent, vulgaire, ouaf-ouaf, popu. C’est aux antipodes de tout un théâtre ou une littérature fondamentalement bien pensante même quand elle se déclare de gauche ou d’ultra-gauche. C’est moins vrai aujourd’hui, mais c’était lié aux origines sociales des gens qui en faisaient. Moi, j’ai grandi près de la Zone [la bande de terrains vagues occupée par des populations très pauvres à la place du futur périphérique parisien, ndlr] où il y avait une population gitane nombreuse, qui me fascinait. Le petit monde de la BD, ce n’était pas Gallimard.