A Angoulême, les expos parlent des auteurs qui parlent des expos
Dans les expositions du jeune et génial Antoine Marchalot et du père de Lapinot, Lewis Trondheim, les jeux «méta» s'en donnent à cœur joie.
by Ève Beauvallet à Angoulême«Nous autres, les dessinateurs, on a développé des techniques pour vivre sans argent», explique Antoine Marchalot, ou plus exactement, son alter ego allongé à poil sur un plumard, personnage de BD en lange de bébé (pour pisser sans se lever) équipé d’un pipeau, parce que c’est si bon de glander. En attendant de savoir si le gouvernement lui garantira enfin de quoi racheter deux sacs de couches (Macron l’a dit jeudi à Angoulême), ce jeune auteur indé gratifié d’une expo DIY à l’Alpha liste les bonnes astuces du parfait fauché, à l’attention de tous les visiteurs précaires : et hop, voici donc un taco sopalin-ketchup, un costume de ville confectionné à partir des invendus de livres ou une exposition réalisée en papier mâché. Classe. Crétin. Soit les deux mamelles du grand talent de Marchalot, en somme, petit bourgeon (né en 1986) en train d’éclore sur une branche du savoir où l’on croise les plus cons des auteurs Dada, les plus non-sensiques des plans de Quentin Dupieux, les plus cracra des gags de SOS Fantômes ou les plus vomitives des formes de Franz West (tout ça touillé dans une tripotée d’albums publiés chez Arbitraire ou Les Requins marteaux). Et c’est bien à West, ce plasticien autrichien versé dans la sublimation du dégueu, que l’on pense en croisant dans l’univers augmenté de Marchalot ces promontoires en forme d’intestins grêles monstrueux et rigolos (ils sont bleu Klein ou rose pénis). Approche-toi, donc, cher visiteur, nous assure le cartel accroché au mur, et ouvre la petite boîboîte très précieuse délicatement posée dessus, tu trouveras tickets resto et plans épargne retraite de l’auteur. On ouvre et puis… ah non évidemment ! C’était pour du beurre : il n’y a aucune économie dans le merveilleux monde de la bande dessinée indé !
Jeu oulipien
«J’ai essayé de ne pas faire trop de blagues «méta», dit Marchalot. Parce que sinon ça fait très référencé, j’ai peur de parler juste aux auteurs de BD.» Calmons-nous : le jeu oulipien d’«expo qui parle de l’expo qui parle des conditions de fabrication d’une expo» excite tout le monde, mais en particulier les auteurs de BD, c’est vrai – qui s’y risquent souvent (dans l’événement Pierre-Feuille-Ciseaux à Angoulême ou au festival Pulp de la Ferme du Buisson). Et l’exercice doit être d’autant plus tentant cette année où le secteur vibre au rythme des rumeurs d’annonces sur la régulation du marché, le bras de fer avec les éditeurs, la création d’un vrai statut professionnel pour les auteurs, etc.
Lewis Trondheim, quelques rues plus loin, n’a pas les mêmes garde-fous. Au musée de la bande dessinée, le cofondateur de la célèbre maison d’édition l’Association enchaîne les planches qui ironisent sur le rapport de force, dans la chaîne de fabrication du livre, entre dessinateur, scénariste et éditeur – pas sûr, néanmoins, que le registre paraisse si corrosif que ça à la poignée d’indépendants qui se décrochèrent la mâchoire, jeudi, devant son selfie tout en grimaces avec Macron, en visite sur le festival. Trondheim, jusqu’alors très réticent au principe d’exposition de son œuvre, s’est visiblement éclaté à en subvertir les codes, dans une débauche de détournements qui lui fait jouer avec les cimaises ou annoter par exemple sur le mur, à côté du plan d’évacuation de la salle «projet avorté avec Chris Ware» (l’Américain connu pour ses planches en forme de plans géométriques labyrinthiques) parmi d’autres mises en abyme en forme de tutos pédagogiques à l’adresse des petits et des grands. L’exercice, chez Marchalot, conserve un ton moins Okapi et plus fanzinesque – à apprécier notamment dans son absurde «manuel de bande» pour apprendre à lire une BD correctement, publié à l’occasion.