« Nous avons beaucoup à apprendre des médecines traditionnelles africaines »
ENTRETIEN. Auteur du livre « Les Arts de guérir en Afrique, de la tradition à la médecine conventionnelle », Jacques Barrier revient sur ses expériences.
by Propos recueillis par Jane RousselSpécialiste en médecine interne à Nantes, Jacques Barrier est parti au Gabon en 1984 pour former des enseignants à la faculté de médecine de Libreville. Par la suite, trois fois par an, il s'est rendu en Afrique subsaharienne, dans les grands hôpitaux des capitales pour des formations en médecine conventionnelle. Au fil de ses visites, il remarque combien peu de patients sont concernés par ce type de médecine, concentré dans les grandes villes et coûteux. Cette prise de conscience l'a amené à partir de 2008 à prolonger ses séjours pour découvrir la médecine dominante en Afrique, la médecine dite « traditionnelle ». C'est ainsi qu'il a été à la rencontre de devins guérisseurs au Cameroun, au Burkina Faso, à Madagascar, au Sénégal… S'il reconnaît que la médecine traditionnelle a des limites, il est aussi persuadé qu'elle a beaucoup à nous apprendre du rapport entre médecin et patient. De ce parcours anthropologique, il a tiré un livre LesArts de guérir en Afrique, de la tradition à la médecine conventionnelle, dont il raconte la genèse au Point Afrique.
Le Point Afrique : Vous avez parcouru l'Afrique à la rencontre d'une médecine qui vous était étrangère pendant douze ans…
Jacques Barrier : Ma première expérience avec un devin guérisseur a eu pour cadre le Cameroun. Je me souviens d'une guérisseuse du Royaume bamoun, à l'ouest du pays, qui avait révélé une plante capable de tout guérir. Elle consultait près de 2 000 patients par jour. Elle donnait à boire sa potion et les regardait, l'armée surveillait le défilé. Un jour, les gens se sont rendu compte que ça ne fonctionnait pas et ont arrêté d'y croire. J'en ai rencontré plusieurs au Burkina Faso, aussi. Notamment un guérisseur très sérieux chez les Lobi. Il avait une case thérapeutique où il travaillait des plantes dont il connaissait tous les effets.
Certaines expériences vous ont-elles plus convaincu que d'autres ?
En tant que médecin issu d'une pratique conventionnelle, je suis plus sensible à certaines approches. Je me souviens d'une consultation dans une « église réveillée » où j'avais rencontré le prêtre pour me « tirer le mal de dos ». Il m'a fait des incantations en me disant que ce serait immédiat. Puis m'a fait sortir de l'église, m'a demandé de courir pour prouver que je courais mieux qu'à mon arrivée. Mais ce n'était pas le cas… Alors il m'a dit qu'il fallait soigner avec de l'huile. Il m'a envoyé acheter de l'huile d'olive à l'épicerie d'à côté… J'étais dubitatif. Il a justifié de son pouvoir en se référant à la place du mont des Oliviers, dans la Bible. Je suis resté dubitatif.
Ces médecines traditionnelles ont donc de véritables limites, selon vous ?
Comme toute forme de médecine, elles ont une limite. Mais les bons devins guérisseurs les reconnaissent. Les médecines traditionnelles vont souvent chercher une responsabilité extérieure au mal du patient : chez les ancêtres, pour justifier d'une transgression, ou sous forme de punition. Évidemment, le désenvoûtement ne fonctionne pas contre le VIH, par exemple, très présent en Afrique. Les devins guérisseurs se sont retrouvés en situation d'échec. La confiance des populations a baissé. Elles se sont ensuite tournées vers la médecine conventionnelle pour traiter certains maux.
La médecine conventionnelle est-elle vue comme une intrusion dans les traditions en Afrique ?
La médecine classique a bousculé beaucoup de choses en Afrique. Elle perturbe l'harmonie locale. Par exemple, avec Ebola, la médecine conventionnelle a été très violente. Les équipes médicales venaient chercher les défunts, habillés tout en blanc. C'était vécu par les gens comme une attaque épouvantable. On leur retirait leurs morts alors que la tradition veut qu'on maintienne un contact physique après le décès. Avec une meilleure connaissance anthropologique et sociale, on aurait parlé avec les chefs de village et on aurait amené les choses autrement.
Mais elle est reconnue quand même ?
Elle permet de trouver une réponse à des épidémies destructrices quand la médecine traditionnelle en est incapable. Les gens reconnaissent son utilité. Mais un problème persiste : les médecins des hôpitaux, à Cotonou par exemple, expliquent qu'ils reçoivent les malades du VIH beaucoup trop tard. Le « nomadisme » médical manque encore d'efficacité.
Ce nomadisme médical entre tradition et médecine conventionnelle pourrait influencer la façon de pratiquer en Occident ?
Il le fait déjà, d'une certaine manière. En France, on constate une complémentarité des médecines, avec l'homéopathie, l'acupuncture ou encore la méditation, dont les effets sont reconnus. D'autre part, on revient en Occident à un mode de vie de plus en plus écologique. La médecine traditionnelle africaine se base sur les plantes, ce qui est tout à fait cohérent avec notre volonté écologique. On s'en inspire déjà à travers la phytothérapie. Mais nous avons encore de quoi nous inspirer…
De quel point de vue ?
Les devins guérisseurs ne traitent pas un patient pour un mal en particulier, ils ont une approche globale. Il n'y a pas que la maladie qui s'explique via un virus ou un microbe. Il faut prendre en compte le mal-être, le malheur, le malaise… du patient. Tous les maux comptent pour comprendre un malade. La relation patient/médecin en Afrique a beaucoup à nous apprendre sur notre pratique. Les devins guérisseurs évoluent dans un système de communauté. Ils connaissent tout de leur patient, leur famille, les histoires de leurs ancêtres, leurs antécédents médicaux, mais aussi psychologiques… Dans l'idéal, il faudrait que ces soignants dialoguent avec les médecins des grandes villes, qui sont souvent déconnectés de cette notion de communauté, pour avoir toutes les clés de guérison en mains. De plus en plus d'hôpitaux réfléchissent à mettre cela en place.
Le médecin que vous êtes a-t-il expérimenté de combiner médecine conventionnelle et traditionnelle ?
Le contexte du patient en dit beaucoup sur son mal. Cela explique parfois qu'il fasse ce que l'on appelle de la somatisation. C'est-à-dire qu'il souffre physiquement, sans raison physique apparente, cette douleur est en fait provoquée par un problème d'origine psychique. Ça, la médecine traditionnelle africaine l'a bien compris et sait l'appréhender. Alors à la fin de ma carrière en médecine interne j'ai travaillé sur des séances particulières avec des malades dont on ne parvenait pas à expliquer les maux. Il y avait le malade face à simultanément un somatologue et un psychiatre. Nous avons eu de bons résultats.
D'autres expériences de médecine traditionnelle sont-elles au programme ?
Je voudrais aller tester un cycle de traitement qui s'appelle le Bwiti, au Gabon. Les médecins du CHU de Libreville y envoient certains de leurs patients. Il s'agit d'un médicament psychotrope, de l'iboga, fabriqué à partir d'une plante. Il donne un état de conscience exacerbé sans être hallucinogène et permettrait de revenir en arrière dans sa vie. La tradition veut qu'on puisse communiquer avec les esprits de nos ancêtres pour recréer l'harmonie intérieure et guérir le mal-être. C'est une sorte d'ayahuasca. Les bienfaits de cette molécule sont reconnus par ailleurs, en Nouvelle-Zélande par exemple.