Maroc : Sofia Alaoui, à contre-courant du cinéma misérabiliste [Interview]
Ecrit, réalisé et produit par Sofia Alaoui, le film marocain «Qu’importe si les bêtes meurent» a reçu le Grand Prix du Jury au Festival du cinéma indépendant Sundance, qui se tient jusqu’au 2 février dans l’Utah. Au lendemain de cette distinction inédite, la réalisatrice franco-marocaine confie à Yabiladi sa vision du septième art. Temps de lecture: 4'
by Ghita Zine«Qu’importe si les bêtes meurent» est un court-métrage tourné dans la région d’Imilchil, avec des acteurs non professionnels. La réalisatrice Sofia Alaoui y raconte l’histoire d’un berger et de son père, isolés dans les montagnes de l’Atlas et confrontés à la mort de leurs moutons. Le personnage d’Abdellah brave la neige et entreprend un périple à la recherche de nourriture, dans un village à plus d’un jour de marche. Arrivé sur place, il découvre un lieu déserté à cause d’un événement mystérieux qui a bouleversé les habitants.
C’est ce film-là dans la catégorie internationale qui a séduit le jury du 36e Sundance Film Festival du cinéma indépendant, tenu du 23 janvier au 2 février dans l’Utah (Etats-Unis). Il a été nominé avec 73 autres films du monde entier, sur la base de 10 000 reçus par les organisateurs. Dans le cadre de cet événement, «Qu’importe si les bêtes meurent» a été projeté les 26, 27 et 28 janvier et le sera ce vendredi.
Quel est votre ressenti après cette distinction dans ce festival, une référence dans les rencontres du cinéma indépendant ?
C’est incroyable d’être ici et je ne m’attendais pas à ce que mon film soit primé dans un festival de ce niveau-là. Cela lui donnera beaucoup de visibilité dans le monde, notamment dans le marché cinématographique américain et européen, au temps où plusieurs productions d’Europe sont d’ailleurs sélectionnées mais pas toujours distinguées.
Dans le cadre de ce festival et après réception de ce prix, j’ai déjà eu des rendez-vous avec des studios, des chaînes de télévision qui ont exprimé un grand intérêt à ce travail et je me suis sentie très écoutée. C’est une très belle opportunité pour le cinéma marocain, raison pour laquelle je suis encore plus contente.
Plusieurs personnes ayant pris part à ce festival ont d’ailleurs découvert le Maroc à travers ce film et ne s’attendaient à ce qu’une production marocaine ressemble à cela, dans un format artistique hybride.
C’est un film dont l’histoire se passe dans une zone reculée mais qui ne verse pas dans le folklore ou dans le ton alarmiste, tout en montrant des situations humaines universelles. Comment établir cet équilibre ?
Tout est dans la manière et l’approche de traitement. Des villages reculés, des bergers, on en voit dans tous les films du monde. C’est la manière de porter notre regard cinématographique dessus qui diffère.
Je n’ai jamais voulu voir ces populations-là d’un prisme misérabiliste ou méprisant et je pense que pour le faire, il faut s’imprégner de leur environnement, de leur façon d’être, de leur savoir-vivre et de leurs réalités, au lieu d’adopter une position d’aplomb ou de rester détaché d’eux en étant derrière la caméra.
Comment s’est fait le choix du lieu de tournage et des personnages, qui ne sont d’ailleurs pas des professionnels du cinéma ?
Pour ce film, j’ai cherché le décor parfait pendant longtemps, dans l’Atlas, où j’ai fait quelques documentaires par le passé. Par la suite, j’ai décidé de poser ma caméra dans ce village, à Imilchil. J’y ai découvert celui qui est devenu l’acteur principal. C’est un film de fiction mais qui prête beaucoup au documentaire.
Ce que j’aime dans le travail avec des non-professionnels, c’est que cela donne lieu à une rencontre humaine, surtout que la vie des personnages se rapproche beaucoup de la leur. Ce sont des personnes qui s’impliquent beaucoup dans le processus créatif, qui ont un regard et une gestuelle naturelle et ce sont les habitants locaux du village où se passe l’histoire, donc il a été très important pour moi qu’ils puissent travailler sur ce film.
Quel regard portez-vous sur le documentaire et la fiction dans le cinéma marocain ?
Pour le documentaire, je trouve qu’une grande partie des créations arrivent à avoir une liberté d’expression et nous avons de très bons documentalistes au Maroc, qui sont très dynamiques.
A la télévision et notamment sur 2M, les documentaires d’auteur diffusés chaque dimanche sont vus par un très grand nombre de personnes, de différents niveaux d’instruction, ce qui est très important. Dans d’autres pays, c’est d’ailleurs de moins en moins possible d’avoir de telles cases documentaires à la télévision, notamment en France.
Concernant la consommation de la fiction, je suis surprise des prix d’accès aux grandes salles de cinéma marocaines où l’on peut voir ces productions, sachant que le salaire moyen dans notre pays rend difficile une ritualisation de ces espaces pour démocratiser le septième art. Internet offre une ouverture avec le streaming légal, mais je pense qu’un travail est nécessaire pour développer des nouveaux usages au niveau arabe.
Vous avez longtemps vécu dans plusieurs pays d’Asie. Que vous a apporté cette expérience au cinéma ?
J’ai passé six ans de mon enfance en Asie. C’est là où j’ai eu envie de faire du cinéma et où j’ai développé mon grand appétit pour le voyage. Cela m’a beaucoup ouvert l’esprit. En revenant au pays d’origine, cela m’a permis de porter un regard différent sur les choses, avec une vision plus élargie.
Quels sont vos projets futurs ?
Je travaille sur mon premier long-métrage. En parallèle, j’aimerais renforcer la boîte de production que j’ai créée avec une amie et qui revendique une identité féministe, pour mettre en avant des projets qui mettent en valeur les femmes, dans un secteur cinématographique national où leur représentation à l’écran n’évolue pas encore assez.
Je pense que nous gagnerons à pousser la réflexion sur des images que l’on dit dénoncer mais que l’on reproduit, en prenant par exemple à chaque fois une femme soumise et consensuelle pour jouer la ménagère, un Arabe pour le rôle d’un terroriste et ainsi de suite.