Festival d'Angoulême : « La photo avec Macron n'était pas à la hauteur »
Le cliché représentant Emmanuel Macron tenant un tee-shirt orné d'un logo LBD 2020 a éclipsé les véritables enjeux pour un secteur qui s'inquiète.
by Philippe GuedjPas question de tirer un trait sur la BD : c'était le message porté par Emmanuel Macron, hier, lors de sa visite au 47e Festival international d'Angoulême consacré au neuvième art. Second président de la République à honorer la manifestation de sa présence (François Mitterrand fut le premier et unique à le faire, en 1985), le chef de l'État avait convié, hier, lors d'un déjeuner organisé à la Cité de la BD, huit auteurs/dessinateurs et quelques éditeurs phares pour entendre leur état des lieux de la situation de plus en plus délicate du secteur. Sur le papier, tout va bien : le marché français de la BD a progressé de presque 20 % en dix ans, mais, comme le soulignait récemment Stéphane Beaujean, directeur artistique du FIBD, dans une tribune alertant les pouvoirs publics, les auteurs se paupérisent à la vitesse d'un coup de gomme. Dans la foulée du rapport Racine dévoilé le 22 janvier dernier par le ministère de la Culture, document préconisant toute une batterie de mesures à prendre pour renforcer le statut des créateurs, le président a donc promis, à Angoulême, l'annonce prochaine de mesures pour mieux garantir le statut des créateurs. Conviés autour de sa table et en présence également de Franck Riester, ministre de la Culture, Vincent Montagne, président du Syndicat national de l'édition, Franck Bondoux, directeur du FIBD, ainsi que Bruno Racine (auteur dudit rapport) : les auteurs/dessinateurs Jul, Lewis Trondheim ou encore Enki Bilal, ainsi que les éditeurs Jacques Glénat, Charlotte Gallimard (Casterman), Benoît Preteseille (Warum) et Christel Hoolans (Le Lombard). Avant les agapes, Jul avait prévenu : il était déterminé à profiter de cette rencontre avec le président pour évoquer tous les sujets qui fâchent, y compris ceux qui dépassent le seul cadre du neuvième art. Avec, en bonus, une petite idée de happening de la part du créateur de Silex and the City : une photo prise en compagnie d'Emmanuel Macron qui allait à coup sûr faire le buzz. Bingo.
Sur le cliché, très largement repris et commenté sur les réseaux sociaux, on aperçoit, aux côtés de Jul, un président souriant, tenant devant lui un tee-shirt designé par l'auteur, orné d'un logo « BD 2020 » précédé d'un « L » (vous l'avez ?) et surplombé par la mascotte du festival (le célèbre Fauve), affublée d'un pansement ensanglanté à la place de l'œil gauche. Une manière corrosive pour Jul de rappeler au chef de l'État la vive colère suscitée depuis plusieurs mois par l'usage au sein des forces de l'ordre de l'arme de défense controversée contre certains manifestants.
Le président a visiblement décidé de le prendre avec humour et se prêter au jeu, mais, sur la Toile, son sourire sera immédiatement interprété comme une nouvelle preuve de cynisme vis-à-vis des blessés par des tirs de LBD. « Je crois que le président a surtout apprécié l'insolence du geste », se défend le dessinateur, qui avait pourtant suivi dans l'avion présidentiel, en janvier 2018, le chef de l'État lors de sa rencontre en Chine avec le président Xi Jinping, auquel il avait offert l'une de ses bandes dessinées. Jul insiste, quant à lui, sur l'importance d'avoir répondu favorablement, cette année, à l'invitation présidentielle : « Beaucoup d'artistes ne voulaient pas venir à ce déjeuner de peur de servir la soupe à un plan de com bien rodé. Mais pour moi, surtout en tant que parrain de cette année 2020 de la BD, c'était une tribune exceptionnelle pour maintenir un dialogue avec le président, même dans le cadre d'une critique virulente. Il ne faut surtout pas rompre le fil du dialogue, je sens un énorme danger de rupture totale. Et je ne pouvais pas rencontrer Emmanuel Macron sans lui parler des brutalités policières ou de l'apathie de son gouvernement sur les questions de préservation du vivant et de l'environnement, sujets qui ont fait démissionner Hulot. J'ai dit à Macron qu'il avait toutes les cartes en main pour une révolution, mais qu'il n'a pas pris la mesure de son rendez-vous avec l'Histoire. »
L'initiative du tee-shirt n'a en tout cas pas été du goût de tout le monde et notamment d'Enki Bilal : « Cette photo n'était pas à la hauteur de ce qu'était cette réunion. Je ne comprends pas ce que recherchait Jul, il a voulu faire parler de lui ? Il ne l'a peut-être pas fait exprès, mais je trouve ce buzz absolument nul. » Lassé des polémiques incessantes sur les réseaux sociaux, Bilal met en garde contre les dérives de l'ère numérique, dont il admire « l'aventure extraordinaire et les révolutions », mais dont il se méfie aussi du « déficit de transmission » qu'elle génère : « On est désormais accaparés, sous addiction, dans la précipitation, dans l'accélération de l'information, plus du tout dans l'analyse ou la nuance. C'est oui/non, blanc/noir, gentil/méchant… Hé ben, non, la vie, c'est évoluer en zone grise, discuter, est-ce encore possible ? » Grand Prix du festival d'Angoulême en 1987, également réalisateur de films tels que Tykho Moon (1996) et Immortel, ad vitam (2004), Bilal estime pour sa part avoir « trouvé cette rencontre positive et les professionnels impliqués dans le rapport Racine aussi ». Au cours du repas, Enki Bilal a également confié aux jeunes auteurs invités certains regrets : « J'ai connu une période dorée de la BD où les artistes et auteurs ne s'occupaient pas de la finance. Notre combat, dans les années 80, c'était de défendre la BD en tant que moyen d'expression artistique, on se battait surtout pour qu'elle soit reconnue comme un art adulte et libre. Et je pense que nous portons une responsabilité, c'est vrai, dans le fait de ne pas avoir su créer des systèmes sociaux protégeant la nouvelle génération qui, hélas, prend ce retard-là dans les dents. Ça me rend un peu triste. » Enfin, Bilal regrette que « trop de jeunes grands talents en BD choisissent finalement de délaisser le secteur pour les jeux vidéo, parqués dans de grandes salles, chacun devant son ordinateur où leur talent, certes, s'exprime là aussi, mais où la BD est perdante ».
Plus tard dans la soirée, au théâtre national d'Angoulême, Emmanuel Macron l'aura peut-être rassuré. Invité à inaugurer la remise des prix découvertes, le président a discouru, seul sur scène pendant vingt-cinq minutes, sur l'importance de la BD, « art majeur de notre pays, que nous voulons reconnaître comme tel. […] La BD française est l'une des plus inventives au monde et je crois au dialogue permanent de nos auteurs et de nos éditeurs. » Emmanuel Macron a annoncé que des fonds seraient débloqués de la part du ministère de la Culture pour aider le FIBD à se doter de nouvelles installations et « donner, à l'année, plus de force à la BD et au pôle image. […] Nous devons gagner la bataille de la lecture, convaincre la jeunesse que la lecture est la clé de son émancipation et de la construction du citoyen et de la citoyenne libres. La BD doit jouer toute sa place dans ce combat. […] Mais il faut aussi défendre celles et ceux qui font la culture, d'où l'aide à l'accompagnement des auteurs, des éditeurs et aussi des libraires. J'ai eu une vive discussion ce midi sur la défense de la condition des auteurs pour mieux rémunérer celles et ceux qui inventent des histoires. »
Simplification administrative
Selon Emmanuel Macron, « le modèle du droit d'auteur français, qui est à l'opposé du modèle anglo-saxon, s'est fragilisé avec la révolution du numérique. Un rapport a été envoyé par M. Racine au ministre de la Culture, qui fera des annonces précises. » Sans entrer dans les détails, le chef de l'État a promis une prochaine « simplification administrative pour mieux protéger les créateurs dans leur quotidien et une plus juste répartition du prix d'une œuvre », ainsi que le développement des résidences d'artistes. Emmanuel Macron a terminé son discours par un appel à « combattre les violences inexcusables dans la société par l'intelligence, la création, le dialogue et notre capacité à éduquer, apprendre, créer et célébrer les artistes ». Applaudi à la fin de son intervention par un théâtre plein à craquer, le président a quitté les lieux juste après, laissant une Angoulême enfin délestée de ses nombreux barrages de police et de gendarmerie qui, toute la journée, ont fait pester plus d'un festivalier. La balle est désormais dans le camp de Franck Riester, dont les professionnels attendent fermement qu'il dessine rapidement les contours d'un monde meilleur pour la BD française.