Brexit : à Belfast, les «plaies rouvertes» des Irlandais
En Irlande du Nord, malgré l’alliance de circonstance entre les républicains et les unionistes, les débats sur le Brexit ont ravivé les craintes, tant la question de la frontière reste brûlante.
by Pierre AlonsoPeyton, la serveuse, a reconnu sa silhouette à travers la vitre du pub avant qu’il entre. Billy Esler a franchi le seuil puis s’est installé à sa place, tout à droite du bar, pour éviter les courants d’air. Comme quasiment tous les jours vers midi, juste après l’ouverture, ce pilote de bateau à la retraite vient à The Olderfleet, seul lieu animé dans ce coin de Larne, contigu aux embarcadères. La ville côtière d’Irlande du Nord (province de l’Ulster), d’environ 18 000 habitants, est divisée entre une rue commerçante aux immeubles bas, désertée dès que la nuit tombe (16 h 30 fin janvier), et la zone portuaire, en contrebas. Avec près de trois millions de tonnes de biens ayant transité en 2018 et 845 000 passagers de ferries, le port est l’un des principaux du pays.
Comme Belfast, Londonderry tout au nord, ou encore Warrenpoint à l’autre extrémité, Larne, à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale, se retrouvera au centre des négociations sur la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. L’accord de retrait, signé le 24 janvier par le Premier ministre britannique, prévoit la mise en place d’une frontière maritime entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, seul pays à avoir une frontière terrestre avec un Etat membre de l’Union, la République d’Irlande. Des contrôles existent déjà à la marge, remontant à la crise de la vache folle. En témoigne, à Larne, un «Portal Inspection Centre» du département de l’agriculture, qui ne vérifie que l’importation et l’exportation de bétail. Coincée entre un terrain vague et un entrepôt, l’administration paraît démesurément petite comparée au défi qui attend les autorités.
«La plupart des gens ont deux boulots»
Ce centre est implanté dans l’ancien périmètre du port, qui a rétréci avec les années. Une zone commerciale a poussé, avec un supermarché Asda, un Subway, et même une salle de crossfit. «Il y a de moins en moins de gens qui travaillent sur le port», regrette Billy Esler, dont la famille habite la ville depuis trois générations. Ses deux filles sont parties de l’autre côté du bras de mer, en Ecosse. «La plupart des gens ont deux boulots maintenant, surtout les agriculteurs parce qu’ils ont de petites exploitations», ajoute le vétéran de la mer. Un tiers des quelque 900 paysans installés à proximité sont à mi-temps, selon les chiffres du syndicat Ulster Farmers Unions (UFU). Sur les 725 exploitations, une écrasante majorité (541) sont classées «très petites» par l’organisation.
L’importance de l’agriculture dans la région crée une angoisse supplémentaire. Alors qu’il est beaucoup question des contrôles douaniers vers l’Irlande du Nord, qui deviendra une porte d’entrée du marché unique européen, les paysans s’interrogent sur leur accès au reste du Royaume. «La Grande-Bretagne est notre principal marché. On ne sait pas ce qui sera contrôlé, mais on ne pourra pas avoir de restrictions», souligne James McCluggage de l’UFU. Le quotidien The Guardian a confirmé la lourdeur des futures démarches administratives : le formulaire à remplir pour expédier des marchandises d’Irlande du Nord vers le Grande-Bretagne comportera 31 mentions, dont 29 obligatoires. «Le Brexit va entraîner des barrières commerciales au sein du Royaume-Uni, relève Katy Hayward, sociologue à la Queen’s University de Belfast. Ce qui est frappant, c’est que l’Irlande du Nord a si peu son mot à dire. Ces décisions ont été prises au plus haut niveau du Royaume-Uni et de l’Union européenne, sans que l’Irlande du Nord n’ait pu se faire entendre.»
Est-ce le sentiment d’impuissance ou la résignation ? Trois ans et demi après le référendum, même ceux qui ont voté pour rester dans l’Union européenne, légèrement minoritaires dans la circonscription de Larne mais majoritaires en Irlande du Nord, se sont fait une raison. Andy Wilson, un ancien salarié du port désormais embauché par un parti politique unioniste, observe une «Brexit fatigue» (lassitude du Brexit) chez ses concitoyens. Lui-même se dit «soulagé que le débat soit arrivé à une conclusion», quand bien même il avait voté contre à cause des «conséquences imprévues».
Si la route est encore longue, avec au moins une année de transition et de négociations qui s’annoncent denses, le Brexit a déjà produit des effets très concrets, et plutôt inattendus. Le plus significatif est visible dans les environs de Belfast, à une demi-douzaine de kilomètres à l’est. La vue sur la capitale est somptueuse depuis le perron de Stormont, l’imposant bâtiment qui abrite depuis 1932 le Parlement d’Irlande du Nord, remplacé par l’Assemblée semi-autonome d’Irlande du Nord depuis l’accord de paix de 1998.
«L’Assemblée a parlé d’une seule voix»
L’édifice n’est plus le palais fantôme que l’on peut réserver pour des galas de charité ou des mariages dispendieux. Depuis mi-janvier, le hall d’entrée tout en marbre fourmille à nouveau d’élus flanqués de leurs collaborateurs. Après une suspension de trois ans en raison de désaccords entre les loyalistes du Democratic Unionist Party (DUP) et les républicains de Sinn Féin, les membres de l’Assemblée ont recommencé à siéger. Et les voilà unis, le 20 janvier, pour voter contre l’accord de retrait de l’Union européenne, de concert avec les autres partis, toutes tendances confondues. «L’Assemblée a parlé d’une seule voix, c’est extraordinaire. Tout le monde ici avait exprimé haut et fort ses inquiétudes sur le Brexit, mais l’Irlande du Nord se retrouve quand même dans une position très délicate», analyse Katy Hayward.
Cette alliance de fait est assez inattendue, poursuit la chercheuse : «Le clivage entre nationalistes et unionistes s’est creusé avec le Brexit, les premiers étant principalement contre et les seconds pour. En même temps, une position intermédiaire s’est fait de plus en plus entendre : ceux qui se disent ni nationalistes, ni unionistes, surtout des jeunes mais pas seulement, qui aspirent à être "apolitiques" parce qu’ils considèrent que la politique est loin de leur quotidien.» Une formation a particulièrement bénéficié de ce fossé. Alliance, qui se revendique progressiste, pro-européen et sans étiquette communautaire catholique ou protestante, a amélioré son score lors des trois scrutins de 2019 en Irlande du Nord. Aux élections générales de décembre, le parti centriste est arrivé troisième en nombre de voix, un «coup de semonce» pour le DUP et Sinn Féin. «Nous n’avons pas pris des voix à un seul parti mais à tout le monde», s’enthousiasme Sorcha Eastwood, conseillère sur le Brexit pour Alliance.
A 34 ans, cette élue locale incarne parfaitement son parti. Elle a grandi dans un quartier protestant de Lisburn, au sud de Belfast, dans la seule famille catholique de la rue. «C’était vraiment un bastion unioniste. J’ai vu beaucoup d’inégalités, de manière générale. Cela m’a déterminée à vouloir travailler pour une société plus juste dans laquelle tout le monde est égal. En grandissant, je n’ai pas eu l’impression qu’on en prenait le chemin, que ce soit en termes de genre, d’orientation sexuelle ou de mode de vie.» Aujourd’hui, elle est mariée avec un protestant.
Pro-remain contrariée, Sorcha Eastwood s’inquiète des «plaies rouvertes» par le Brexit. «Dans l’immédiat, on se concentre sur les emplois et l’économie, car ce sont des choses palpables, mais ces discussions sur les frontières ont un impact émotionnel et psychologique. Des images du passé sont de nouveau convoquées, ce qui n’aide pas.» Katy Hayward confirme. Ses travaux de part et d’autre de la frontière terrestre avec la République d’Irlande l’ont montré : plus il était question de contrôles, plus les habitants avaient le sentiment que les relations entre communautés se dégradaient, sans toutefois être capables de fournir des exemples concrets. «Même ceux qui ne sont pas unionistes reconnaissent que les frontières sont hautement symboliques en Irlande du Nord. On ne peut pas parler d’une frontière comme s’il s’agissait simplement de questions techniques relatives au commerce», analyse la chercheuse.
«Murs de la paix»
L’idée de réactiver la frontière terrestre, qui contrevient à l’accord du Vendredi saint ayant mis un terme au conflit en 1998, a pour l’heure été abandonnée. Elle avait ravivé les craintes d’un retour de la violence politique. Les trente ans de guerre défigurent toujours Belfast, avec ces «murs de la paix» séparant les quartiers catholiques et protestants, et ces lourdes portes en métal qui, le soir venu, se referment sur les routes transcommunautaires. Des grilles empêchent toujours les éventuels projectiles d’atteindre les maisons collées à la haute barrière côté catholique.
Mais l’Irlande du Nord de 2020 n’est plus celle de l’accord de paix. Même Brian en convient. Ancien militant indépendantiste passé par la prison, il fait visiter le Belfast des Troubles dans son taxi. Il ne croit pas à un retour plus de vingt ans en arrière : «Quand j’avais 14 ans, ma petite sœur s’est fait tirer dessus par les loyalistes. Aujourd’hui, mon fils sort avec une protestante et c’est normal.»
Une fresque protestante à Belfast. Photo George Voronov pour Libération
La frontière maritime fait quant à elle ressurgir le spectre de l’unification des deux Irlande. D’où le rejet de l’accord de retrait par le DUP, qui s’était prononcé pour le leave mais refuse catégoriquement d’être éloigné du Royaume-Uni. Sur Shankill Road, une rue protestante de Belfast dont les murs célèbrent les paramilitaires loyalistes, quelques affiches clament : «Résistez à la loi de la trahison : l’Ulster dit NON à une Irlande unie économiquement.» A Larne, ville unioniste qui a «mauvaise réputation» pour la minorité catholique, l’idée de l’unité ne plaît pas beaucoup plus. Billy Esler, le pilote retraité qui se définit pourtant comme un modéré lassé du «vote tribal», en recrache quasiment son whisky de midi, puis glisse : «La République d’Irlande ne veut pas de nous. Ceux qui le pensent sont des idéalistes.»