Les évangéliques, un soutien indispensable mais fragile pour Donald Trump

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"Je suis l’élu !" Comme souvent, les plaisanteries de Donald Trump sont empruntes de ce qu’il pense vraiment. En prononçant ces quelques mots cet été, le président des États-Unis a fait un appel du pied appuyé à une communauté qu’il chérit particulièrement : les évangéliques.

Ces protestants rigoristes attachés à l’application stricte de la Bible représentent un quart de la population du pays. Et le président américain doit son élection en partie à leur soutien, du moins à celui des évangéliques blancs, largement majoritaires : ces derniers ont voté à plus de 80 % pour le milliardaire en 2016.

"Nous croyons que c’est Dieu qui a placé le président Trump ici", assure à France 24 June Knight, une évangélique à 100 % derrière le républicain, venue manifester sa ferveur devant la Maison Blanche, un samedi de septembre. "En 2016, il nous est apparu par le biais des médias. Il a dit aux évangéliques : ‘J’ai besoin de vous pour gagner. Alors, s’il-vous-plaît, votez pour moi et je me battrai pour vous.’ Nous l’avons donc élu. Et en 2020, nous l’élirons encore !"

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June Knight donne un discours à la gloire de Donald Trump devant la Maison Blanche le 28 septembre 2019. Yona Helaoua, France 24

"Nous sommes en guerre pour l’âme de cette nation"

June Knight est tellement fidèle à Donald Trump qu’elle a sillonné le pays en 2017 pour diffuser son slogan "Make America Great Again" ("Rendre à l’Amérique sa grandeur"). Originaire du Tennessee, elle a fait carrière dans la communication et a créé un média religieux en ligne. Cette quinquagénaire à l’accent du Sud vit désormais à Washington et est devenue correspondante à la Maison Blanche… au milieu de journalistes qu’elle considère comme colporteurs de "fake news". Elle assume son choix avec fermeté : "Les gens nous disent : ‘Mais pourquoi votez-vous pour lui alors que vous voyez bien toutes les choses insensées qu’il fait ?’ La vérité, c’est que nous faisons confiance à Dieu."

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June Knight et ses compagnons manifestent devant la Maison Blanche pour soutenir Donald Trump en vue de la présidentielle 2020, samedi 28 septembre 2019. Yona Helaoua, France 24

Ce samedi-là devant la Maison Blanche, drapeau américain autour des épaules et microphone à la main, elle implore le président de "ne pas céder à l’agenda des LGBT (lesbiennes, gays, bi, trans)", "un acronyme pour le péché". Une poignée d’autres évangéliques l’ont rejointe pour prier et manifester sous la chaleur washingtonienne de ce début d’automne. "Nous sommes en guerre pour l’âme de cette nation", assure-t-elle.

Pour June Knight comme pour beaucoup d’autres évangéliques, le conservatisme sociétal de Donald Trump et son opposition personnelle à l’avortement (il n’a pas toujours été contre) sont des qualités-clés. Le président américain a tenu ses promesses en nommant jusqu’ici 46 juges de cour d’appel et 112 juges de district conservateurs. Surtout, il est à l’origine du basculement à droite de la Cour suprême, avec la nomination des juges Gorsuch et Kavanaugh, des chrétiens anti-avortement. L’espoir des "pro-vie" est de voir un jour la jurisprudence "Roe v. Wade", qui a légalisé l’avortement en 1973, renversée.

"Nous avons la responsabilité de protéger la vie" 

"Évidemment que notre système de croyances influence notre vote", admet Jonathan Falwell, un pasteur star dans le milieu évangélique, interrogé par France 24 fin août dans son église géante de Lynchburg, en Virginie. Le thème de son sermon ce jour-là : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." "Nous croyons dur comme fer que chaque vie est précieuse aux yeux de Dieu. Donc pour nous, l’avortement, c’est un énorme problème, continue-t-il. La Bible nous dit que même avant notre naissance, Dieu nous connait, c’est lui qui nous a formés dans l’utérus maternel. Nous avons donc le devoir et la responsabilité de protéger la vie. Et cela fait une différence-clé dans la manière dont on vote."

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Jonathan Falwell sur un panneau devant son église évangélique géante de Lynchburg, en Virginie. Yona Helaoua, France 24

Lynchburg, une ville 75 000 habitants au pied de la chaîne des montagnes Blue Ridge, est l’un des bastions évangéliques les plus puissants du pays. La famille Falwell – le père Jerry, un célèbre télévangéliste et militant conservateur décédé en 2007, et les fils Jerry Jr et Jonathan – y règne depuis les années 1960. Jerry Jr, président de Liberty University, un campus évangélique qui accueille près de 15 000 étudiants, est l’un des soutiens les plus bruyants de Donald Trump. "Les évangéliques ont trouvé leur président de rêve", a-t-il déclaré en 2017. Le milliardaire a donné plusieurs discours à l’université qui vend des t-shirts et casquettes associant son nom à celui de Liberty.

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Le pasteur Jonathan Falwell prêche dans son église géante de Lynchburg, en Virginie, le 8 septembre 2019. Yona Helaoua, France 24

Notre visite à Lynchurg nous a laissé un goût d’inachevé. Jerry Falwell Jr n’a pas donné suite aux demandes d’interview de France 24 et, selon une enquête récente de Politico, il tient son université d’une main de fer, empêchant ses employés de parler aux journalistes sans son accord. Les étudiants, d’abord ouverts à la discussion, prennent la fuite dès que le sujet du reportage – le soutien des évangéliques à Donald Trump – est évoqué. Jonathan Falwell, le pasteur, a lui accepté d’être interrogé, à condition de ne pas trop parler politique et, surtout, a prévenu son attachée de presse, de ne pas prononcer le mot "Trump". Faut-il y voir une forme de gêne ?

Idéal religieux vs réalité politique  

Pour June Knight, les évangéliques ne sont pas encore complètement "sortis du placard" au sujet du soutien à ce président controversé. "L’Église n’a pas été suffisamment derrière lui par peur des médias", estime-t-elle. Mais cette distance est peut-être aussi liée à l’image sulfureuse de Donald Trump : insultes, mensonges, divorces, accusations d’agressions sexuelles ou de relations avec des stars du porno…   

Le soutien des évangéliques blancs au 45e président, s’il reste très fort, s’est quelque peu érodé au cours du temps. Un sondage Pew de mars 2019 montrait qu’ils n’étaient plus que 69 % à approuver son action contre 78 % lors des premiers jours de son mandat. Une autre étude, publiée par Fox News en octobre, montre la même tendance. Au lendemain de son impeachment à la Chambre des représentants, le puissant magazine évangélique Christianity Today a même appelé à sa destitution au Sénat, le qualifiant de "perdu moralement".

>> Voir notre reportage : Les évangéliques, au cœur du système Trump

Certaines décisions, comme la séparation des familles de migrants à la frontière mexicaine ou le récent retrait de Syrie qui a mis les minorités chrétiennes en danger, ont été très mal reçues par la communauté évangélique. Beaucoup sont donc déchirés entre leur idéal religieux et la réalité politique. Mais si le milliardaire est loin de cocher toutes les cases dans leur cœur, il a pour lui la carte "pro-vie", primordiale.     

La famille Dobbins, interrogée par notre consœur de France 24 Fanny Allard dans le Kentucky, en octobre, reconnait être en désaccord avec "beaucoup de choses au sujet du président actuel". "Aucun parti politique ne représente les convictions évangéliques au complet. Certains prétendent le faire, mais c’est faux", indique le couple qui a trois enfants scolarisés à la maison. Becky Dobbins, la mère, refuse de dévoiler pour qui elle a voté en 2016. Mais elle explique sa pensée ainsi : si elle arrive à sauver "rien qu’une vie" grâce à son vote, alors cela vaut la peine. L’avortement, encore une fois, est la question-clé. "J’adorerais voir davantage de candidats enclins à être moins pro-avortement", assure-t-elle. Si tel était le cas, elle se verrait même voter à gauche : "J’adore Joe Biden (le favori des primaires démocrates, NDLR), je pense que c’est quelqu’un de remarquable. S’il pouvait juste dire : ‘Je ne pousserai pas en faveur des avortements’, je songerais très fort à voter pour lui."

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La famille Dobbins, dans le Kentycky. Fanny Allard, France 24

Des évangéliques anti-Trump aussi

Le soutien à Donald Trump, même mitigé, est cependant inacceptable pour une petite partie de ces chrétiens. À tel point que l’appellation "évangélique" est devenue trop lourde à porter car trop connotée. "C’est un mot désormais associé à l’extrême droite en politique, regrette Tony Campolo, un pasteur de 84 ans qui a un temps conseillé Bill Clinton. Les évangéliques blancs sont connus à travers l’Amérique comme anti-féministes, opposés aux droits des homosexuels, anti-environnement, pro-guerre et opposés à l’assurance santé universelle. Cela ne nous correspond pas."

Tony Campolo préfère donc le nom "chrétiens des lettres rouges" (Red Letter Christians), un mouvement qu’il a co-fondé avec son ami Shane Claiborne. "Beaucoup de Bibles, ici aux États-Unis, affichent les paroles de Jésus imprimées en rouge, explique-t-il à France 24. Nous voulons rester fidèles aux enseignements de Jésus. Nous avons les mêmes croyances théologiques que les évangéliques mais nous n’adhérons pas à leur agenda social."

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Tony Campolo et Shane Claiborne enregistrent un podcast à Philadelphie le 9 septembre 2019. Yona Helaoua, France 24

Les deux hommes se retrouvent régulièrement dans le studio radio d’une université de Philadelphie pour enregistrer des podcasts et faire connaître leur mouvement. Shane Claiborne, un activiste qui a travaillé avec Mère Theresa en Inde et qui a fondé une communauté dans un quartier difficile de Philadelphie, a fait imprimer son credo sur son t-shirt : "Vivre comme si Jésus pensait vraiment ce qu’il a dit." "Il est impossible d’aimer son prochain comme soi-même si on ignore les politiques qui affectent la vie des autres, comme les lois sur les armes ou sur l’immigration", explique-t-il.

Nouvelle génération

Shane Claiborne est particulièrement remonté contre les évangéliques pro-Trump qui salissent "la réputation de la chrétienté". "Nous avons un précédent : Judas a trahi Jésus pour quelques pièces d’argent. Certaines personnes ont consenti à des petits calculs politiques et à des compromis moraux dans le but de voir des juges anti-IVG nommés. Ils ont renoncé à quasiment toutes leurs valeurs pour la possibilité de gagner du terrain sur l’avortement." L’ironie étant, selon lui, qu’on "peut dire qu’on est pro-vie aux États-Unis tout en étant pro-armes et pro-peine de mort". Il appelle au contraire à un mouvement "qui se préoccupe de la vie depuis l’utérus jusqu’au tombeau". Renverser l’arrêt Roe v. Wade serait contreproductif, selon lui.

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Shane Claiborne à Philadelphie le 9 septembre 2019. Yona Helaoua, France 24

Bien que minoritaires au sein de leur religion aux États-Unis, les deux hommes ne perdent pas espoir. "Un tiers des évangéliques ne sont pas blancs et, parmi eux, 70 % n’ont pas voté pour Donald Trump", indique Shane Claiborne. "Il y a une grande différence entre les évangéliques blancs âgés et les évangéliques blancs plus jeunes qui tendent à être plus progressistes, ajoute Tony Campolo. Même dans un endroit comme Liberty University." En effet, selon une étude du Voter Study Group de 2019, seulement six jeunes évangéliques blancs sur 10 ont une opinion favorable de Donald Trump, contre 80 % des plus de 45 ans. Tony Campolo est donc prêt à passer le flambeau sereinement : "Cette nouvelle génération va remplacer l’ancienne."