https://medias.liberation.fr/photo/1290327-kobe-bryant-classics.jpg?modified_at=1580412722&width=960
Kobe Bryant lors d'une séance de portraits en 1997.
Photo Walter Iooss Jr.NBAE. Getty

Kobe Bryant, construction d'une star

by

Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique «Sociosports», il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales. Comment le social explique le sport, et inversement.

Depuis dimanche, les hommages à Kobe Bryant, mort dans le crash de son hélicoptère, se multiplient. Ces messages n’émanent pas seulement de la sphère sportive, mais aussi du milieu artistique et de la société civile. Ils témoignent d’une notoriété allant bien au-delà de l’univers des parquets. Dès lors, il apparaît intéressant de comprendre comment se construit une vedette sportive, et de saisir ce qu’elle traduit de notre société ?

Construction d’une identité

Depuis son apparition au XIXe siècle, le sport moderne n’a cessé de se transformer. Nous sommes passés d’une pratique scolaire destinée à une élite sociale à ce que l’on nomme à présent le sport-spectacle. Cette évolution significative s’est étroitement accompagnée d’une mutation de l’identité du sportif. Ainsi, selon le chercheur Richard Holt, il est passé de la figure du «gentleman amateur» au «professionnel» pour aujourd’hui devenir une «célébrité». En s’appuyant sur cette même analyse, les travaux du sociologue Damien Féménias s’attachent à définir les mécanismes structurels à l’œuvre dans la construction de cette célébrité. Tout d’abord, selon Damien Féménias, le sportif reflète «des attentes (l’opportunisme du buteur, le panache du grand joueur, etc.)», occasionne «des projections et des identifications (dans les cours d’école, les enfants se nomment avant de débuter la partie)», permet «une participation symbolique au jeu (on en a bavé, on a marqué, on a gagné)», et enfin appelle «à prendre parti (la réception est supposée partisane)».

La performance sportive pour exister doit alors être visible et surtout racontée, et c’est dans cette démarche narrative que les médias jouent pleinement leur rôle. Ils ne se contentent pas de délivrer des analyses objectives (statistiques, technique, etc.), ils produisent un récit fictionnel transformant les sportifs en quasi-personnages d’une aventure. Les études de la sociologue Lucie Forté démontrent que le journalisme sportif n’hésite pas à user des préjugés raciaux pour produire un récit (emploi d’un champ lexical relatif aux corps pour parler des personnes noires alors que les sportifs blancs sont renvoyés à un registre plus intellectuel).

De plus, ces histoires produites par les médias, nous dit Damien Féménias, sont «structurellement héroïques» et prêtent aux champions «les valeurs de son époque». Ainsi, alors que l’accent était mis sur «l’humilité et la subordination au collectif» dans les années 60 et 70, la montée de l’individualisme dans la société et l’émergence de plus en plus forte de la médiatisation participe à la production de «vedettes de la construction de soi avant appréciées pour leur authenticité (fidélité à soi-même)». La médiatisation rend pour ainsi dire l’excellence visible et transforme «le sportif en vedette», autrement dit elle rend la valeur du sportif quantifiable puisque la vedette devient «associée à un prix». En somme, le vedettariat permet au champion d’accéder à «une réalité symbolique prodigieusement rentable, car inépuisable». La star sportive représentant «un capital de valeurs» devient à la fois «un objet luxueux» mais aussi «une marchandise en série».

Kobe Bryant, fruit d’une stratégie

Si la popularité mondiale de Kobe Bryant est si grande et plus particulièrement en France, elle est essentiellement due au succès de l’implantation du spectacle NBA dans notre paysage sportif et audiovisuel. Le sociologue David Sudre, spécialiste du basket, met en lumière cette prééminence du championnat américain au détriment du championnat français. D’après ses travaux, le succès de la NBA en France repose sur plusieurs facteurs. Tout d’abord, dans les années 80, la NBA a opéré une habile stratégie d’implantation dans le paysage médiatique, puisqu’elle demandait «aux chaînes nationales des droits minimes au début, calculé en fonction de l’environnement économique du pays, mais qui augmenteront par la suite, une fois le basket nord-américain implanté dans le champ médiatique local». Une aubaine pour des chaînes naissantes comme Canal+, dont la nouveauté et l’originalité des programmes étaient de mise.

Par la suite, la spécificité de la réalisation télévisuelle propre au show sportif américain a fortifié cette image d’un sport spectaculaire et rapide, où les athlètes sont mis en scène et starifiés. Dans ce contexte où la NBA monopolise médiatiquement (aussi bien au niveau de la presse écrite que de la télévision) toute l’attention du public, les figures sportives des années 1990 et 2000, comme Michael Jordan ou Kobe Bryant, mais aussi les premières grandes stars françaises comme Tony Parker, connaissent une popularité, immense et sans frontière. Le cas de Kobe Bryant illustre la figure du champion comme superstar, et montre surtout comment le vedettariat dans le sport n’est pas simplement le résultat d’une succession de performances sportives, mais aussi le résultat d’appareillage médiatique bien établi.