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Un homme dort lors d'un trajet en train.
Photo Martin Bureau. AFP

La double peine de ceux qui habitent loin

L’étalement urbain n’a pas permis de juguler l’augmentation des prix de l’immobilier. Et les investissements dans les transports publics ont surtout profité aux classes aisées. Une impasse sociale et écologique.

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Tribune. Pour justifier la prime de 800 euros promise à certains personnels des hôpitaux parisiens, la ministre de la Santé a pris récemment l’exemple d’une infirmière travaillant à Paris et habitant à Chartres, en précisant qu’une telle situation n’avait rien d’exceptionnel. Pourquoi ne pas dire plutôt à cette infirmière : «On vous propose un logement correspondant à vos besoins et à vos ressources à quelques stations de métro de l’hôpital où vous travaillez» ? Démagogie ? Mais ne pas se poser cette question, n’est-ce pas renoncer, à un moment où la mobilisation contre le changement climatique est cruciale, à maîtriser nos consommations d’énergie dans le secteur des transports ?

Ce qui pose en effet problème avec cette prime, si justifiée soit elle, c’est qu’elle se situe dans une démarche qui ne répond plus aux enjeux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés : faute de réguler le marché du logement, on a privilégié le développement d’infrastructures de transport rapides à la périphérie des agglomérations et fortement subventionné le transport public pour compenser en temps et en argent, de manière plus ou moins satisfaisante, les conséquences du rejet loin de leurs lieux de travail des ménages dont les revenus étaient insuffisants pour leur permettre d’habiter à proximité des centres d’emploi. Ce sont des dizaines de milliers d’employés et de cadres moyens travaillant à Paris ou en proche banlieue qui sont confrontés à cette situation, et si on y ajoute les grandes métropoles de province - où les distances sont généralement moins importantes mais la nature des problèmes pas très différente -, ce sont des millions.

Certes la tension sur le prix du logement peut varier d’une métropole et d’une région à l’autre. Certes aussi, parmi les ménages qui s’installent à la périphérie des villes, une bonne moitié le fait par choix, et c’est bien entendu un droit. Mais cela ne doit pas faire oublier celles et ceux, confrontés à la double peine de longs trajets et de l’augmentation de la facture transport, pour qui l’éloignement des centres d’emploi est subi. La vérité est que cette poli-tique consistant à s’en remettre aux transports pour pallier les insuffisances de la planification et les déséquilibres socio-spatiaux qui en résultent nous a conduits à une double impasse.

Côté transport d’abord, un premier paradoxe est que les investissements réalisés en faveur des transports collectifs ont principalement profité aux habitants des centres urbains, et donc aux couches les plus aisées. Ces dernières décennies, des investissements significatifs ont cependant été consentis pour améliorer la desserte des banlieues et des espaces périurbains, mais les limites semblent bien être atteintes : entre 2000 et 2012, la surface des zones délimitées par les «périmètres de transport urbain» a doublé ; corrélativement, la densité des territoires desservis a baissé de 30 %, passant d’environ 1000 habitants au km² à moins de 700. Et cela, sans que la «part de marché» des transports collectifs augmente de manière significative.

Côté logement ensuite, on aboutit à un constat semblable : l’étalement urbain n’a pas permis, loin s’en faut, de juguler l’augmentation des prix immobiliers. D’où un autre paradoxe : la part du logement dans le budget des ménages a pratiquement doublé depuis 1970. Et cela, malgré un effort significatif de l’Etat dans divers mécanismes d’aide au logement, au point que certains analystes avancent l’idée que ces mécanismes ont contribué eux-mêmes à alimenter la spéculation immobilière.

L’étalement urbain, s’il s’est ralenti, se poursuit aujourd’hui, et il n’affecte pas que les grandes métropoles. C’est encore entre 40 000 et 50 000 hectares de terres naturelles ou agricoles qui disparaissent chaque année sous l’effet de l’urbanisation. Un tel niveau de consommation d’espace nous confère au moins une certitude : on peut y mettre un terme sans risquer l’entassement ! D’autres éléments y ont contribué, comme le développement des hypermarchés à la périphérie des villes et le dépérissement pour partie corrélatif des noyaux centraux des villes moyennes.

Face au défi du changement climatique, il est urgent de ne plus se contenter d’agir sur les effets et de s’en prendre aux causes. Le débat sur la régulation du marché foncier s’impose de plus en plus comme incontournable. Signe des temps, le coup d’arrêt porté par le gouvernement au projet démesuré d’EuropaCity au nord-est de Paris. Ou encore le rapport récemment remis au Premier ministre par un député du Modem, Jean-Luc Lagleize, «visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles aux Français».

Il faut aller au-delà, car le temps presse. Les transports et leurs infrastructures ne doivent plus être simplement considérés comme une sorte de variable d’ajustement pour compenser l’absence de régulation des marchés fonciers et immobiliers, mais bien plutôt comme une composante à part entière d’un urbanisme plus économe d’espace et d’énergie en même temps qu’à taille plus humaine. Cela passe par la mise en place de dispositifs qui permettent aux communes de récupérer une part significative de la rente foncière, avec des obligations de résultats quant aux possibilités offertes aux couches modestes et aux classes moyennes d’habiter dans les villes centres ou en proche banlieue. Il faut aussi légiférer pour mettre un terme à l’urbanisation des terres agricoles. Et enfin, agir concrètement pour la mixité sociale, et quand cela est nécessaire, pour la mixité fonctionnelle des noyaux centraux de nos villes et de leurs banlieues.

Oui, notre capacité à proposer dans les années qui viennent des logements de qualité aux infirmiers et infirmières de l’AP-HP dans Paris intra-muros, et avec eux aux nombreux employés qui travaillent dans nos centres-villes sans pouvoir y habiter, sera un bon indicateur de notre détermination à agir contre le changement climatique !

Jean Laterrasse a codirigé le master «Transport et mobilité» de l’université Paris Est et vient de publier Transport et urbanisme : la ville en quête d’un développement soutenable (éditions ISTE, 2019).