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La Ford Mustang Mach-E, un modèle 100% électrique, sera commercialisée courant 2020, mais produite à seulement 50 000 exemplaires.
© Sipa Press

Ce que les constructeurs automobile ont oublié dans la course aux véhicules électriques: le manque de clients

Le secteur est en train de réduire ses effectifs alors qu’il se prépare à la période où les voitures électriques vont dominer les rues. Mais qu’est-ce qui arriverait si les consommateurs n’étaient pas encore prêts ?

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L’année a été difficile pour l’industrie automobile. Les ventes mondiales ont chuté de 5 %, le marché chinois — autrefois en pleine effervescence — est en déclin, et les bénéfices ont, en dans une large mesure, stagné. Quant aux véhicules autonomes, le segment le plus convoité du secteur, ils nécessiteront encore plus d’argent et de temps pour, de rêve, devenir réalité.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les dirigeants des constructeurs automobiles, de Yokohama à Wolfsburg en passant par Detroit, aient annoncé, par petites tranches, près de 75 000 licenciements au cours de la dernière année. L’un d’entre eux m’a confié que personne ne restait statique dans le secteur : soit vous êtes en pleine croissance, soit vous compressez vos effectifs.

Mais la raison des dégraissages en cours est inhabituelle. Ils ne sont pas entraînés par des guerres relatives aux parts de marché de chacun, à un choc pétrolier ou à une crise économique, mais par la conviction que les voitures électriques vont bientôt connaître un boom.

Vous avez sans doute déjà entendu cette antienne. Mais cette fois, les dirigeants du secteur assurent qu’ils le pensent vraiment, vraiment, en soulignant les progrès technologiques, la menace réglementaire qui se profile et les besoins à couvrir.

Le hic, c’est qu’en 2019, les véhicules électriques coûtent plus cher que leurs homologues à essence, sont fastidieux à charger et se vendent moins aux Etats-Unis que la seule Toyota Camry. Sur huit pick-up vendus en Amérique, un seul est 100 % électrique (beaucoup de voitures dites électriques utilisent à la fois un moteur conventionnel et une batterie).

Pourtant, les entreprises se préparent à entrer dans l’ère du tout électrique en licenciant des employés. Si cette stratégie est motivée par la nécessité de dégager des économies afin d’investir dans le développement, c’est surtout pour poser les jalons d’un processus de conception et de production de véhicules qui sera, comme on dit dans la Silicon Valley, « asset light » (NDLR : modèle qui mobilise peu de capitaux).

Les véhicules électriques (VE) sont moins complexes que les véhicules à essence ou diesel et nécessitent moins de pièces, de personnels et de fournisseurs. Ford, qui a lancé un véhicule électrique le mois dernier, estime que 30 % d’heures de travail en moins et moitié moins d’espace en usine seront nécessaires pour fabriquer ces voitures. Les dirigeants de Mercedes-Benz, d’Audi, de BMW et de Nissan ont avancé des chiffres similaires lors d’événements publics.

Mais il faut être honnête. Même les dirigeants les plus intelligents n’ont aucune idée du moment où la révolution des VE va se produire. Cela pourrait être aussi bien en 2025 qu’en 2050. Jusqu’ici, l’appétit du client pour les gros pick-up et les SUV fonctionnant à l’essence bon marché domine le marché. Le vrombissement des moteurs et la commodité de se rendre dans une station-service l’emportent toujours sur les régulateurs et les écologistes, qui nous disent que le monde va s’écrouler si nous ne passons pas à l’électricité.

Une question se pose alors pour les dirigeants du secteur : si vous licenciez les employés qui savent comment faire ce que les gens veulent acheter, qui gardez-vous ? Seulement ceux qui inventent des trucs dont personne ne veut.

C’est le genre de problème auquel tous les PDG doivent faire face à un moment ou à un autre. Tout comme personne n’est à l’abri des disruptions, personne n’a de boule de cristal. Pensez aux compagnies pétrolières qui envisagent d’investir massivement dans le secteur de l’énergie éolienne. Ou encore les producteurs d’aliments qui surveillent l’engouement pour Beyond Meat et Impossible Foods et réaffectent des ressources immenses pour créer des hamburgers et des ailes de poulet avec sans viande. Même chose pour les grands distributeurs qui se demandent si leurs très minces marges doivent être investies pour agrandir leurs magasins ou accélérer leurs passages à l’e-commerce.

Les écoles de commerce regorgent d’études de cas où ce type de calcul a royalement foiré.

Tout le monde a entendu parler de la façon dont le laboratoire d’innovation de Xerox dans la Silicon Valley, a inventé la souris informatique, l’imprimante laser et la technologie se trouvant derrière les icônes graphiques dans les années 1970, et a ensuite laissé d’autres, dont Steve Jobs, commercialiser ces innovations. Idem pour Blockbuster, le géant de la location de VHS, qui a raté l’opportunité de prendre pied sur le marché du streaming vidéo en refusant de racheter Netflix. Quant à Nokia, il a créé des smartphones et des tablettes dès les années 1990, mais il pensait que personne ne voudrait accéder à ses e-mails ou écouter de la musique sur un téléphone.

Nous pouvons apprendre tout autant de ceux qui sont arrivés trop tôt sur le marché que de ceux qui sont arrivés trop tard. Les Google Glass, les panneaux solaires Solyndra et le scooter Segway sont des exemples concrets de bonnes mais coûteuses idées qui arrivent au mauvais moment. Les grands paris d’aujourd’hui — comme une usine pleine de robots, la ferme de cannabis ou une plateforme de streaming — peuvent condamner une entreprise à la disparition si cette bonne idée est prématurée, bancale ou contrecarrée par la réglementation.

Howard Willard, le directeur général du géant du tabac Altria, a expliqué en octobre que la dévalorisation de 4,5 milliards de dollars de sa participation — d’un montant 12,8 milliards — prise l’an dernier dans le fabricant de cigarettes électroniques Juul Labs pouvait être attribuée à l’absence de réflexion sur les pièges réglementaires. « Nous ne nous attendions pas à un changement aussi spectaculaire sur le segment des cigarettes électroniques », a-t-il reconnu. Environ six mois plus tôt, il avait assuré au Wall Street Journal : « L’e-cigarette va connaître une croissance très rapide. »

Dans le secteur de la distribution, Walmart a racheté pour 16 milliards de dollars Flipkart, le plus important groupe indien d’e-commerce (qui n’est pas rentable). Plusieurs d’entre nous ont applaudi cette offre offensive du CEO Doug McMillon qui visait à s’implanter sur un marché émergent où les achats via les smartphones sont la norme. Mais il semble qu’il y ait un effet boomerang, l’Inde ayant brusquement modifié sa réglementation dans un sens favorable aux entreprises locales.

Le meilleur moment pour tout miser sur un changement de cap radical pour votre entreprise, c’est lorsque vous avez un produit ou un service dont les gens ne peuvent se passer — ou si un concurrent vous distance largement. L’iPhone d’Apple a séduit les acheteurs parce qu’il était génial à utiliser ; Amazon fait face à peu d’obstacles sur le marché parce qu’il nous facilite la vie. Les Model 3 de Tesla se vendent parce qu’ils sont exclusifs, séduisants et rapides.

La hype pour les voitures électriques persiste alors même que les constructeurs automobiles perdent de l’argent avec elles. Par exemple, alors que l’essence était à 4 dollars le gallon plus tôt au cours de cette décennie, General Motors prévoyait qu’il y aurait 500 000 voitures électriques sur les routes d’ici à 2017. Une prédiction très loin de la réalité. Cette annonce était intervenue après la surestimation de son propre objectif — vendre 1 million de VE en 2016 — par Nissan.

Selon l’Edison Electric Institute, le marché américain a dû attendre le milieu de l’année 2018 pour atteindre la barre du million de VE, chaque vente étant encouragée par des incitations fiscales d’au moins 7 500 dollars. Même la Californie, un Etat connu pour ses normes écologiques, a annoncé que moins de 6 % des véhicules vendus étaient alimentés par des batteries.

En parallèle, les constructeurs automobiles ont cherché à réduire la consommation de carburant de leurs voitures, pick-up et SUV classiques en utilisant des turbocompresseurs, des matériaux plus légers et des moteurs plus petits. Cela a grandement contribué à contenter les régulateurs et les clients qui sont en quête d’une meilleure efficacité.

Pourtant, presque tous les dirigeants d’entreprises automobiles du monde prédisent une nouvelle fois que les VE vont bientôt dominer le marché mondial. La plupart d’entre eux lanceront d’ailleurs plusieurs voitures électriques au cours des trois prochaines années.

Chez Ford, une entreprise qui est en train de supprimer 7 000 emplois et prévoit la construction de 16 véhicules électriques d’ici à 2022, les dirigeants doivent déjà prouver qu’ils peuvent marcher avant de courir. Le Mach E, un SUV électrique inspiré par le coupé sportif Mustang et premier rival sérieux de Tesla, ne devrait pas arriver sur le marché avant la fin de l’année prochaine. Et quand il sera commercialisé, sa production — limitée à 50 000 unités par an — fera que ce modèle ne pourra pas représenter plus qu’une petite fraction des millions de véhicules vendus annuellement par Ford.

Jim Hackett, le PDG, a été débauché dans le secteur de l’ameublement en 2017 pour planifier le Ford du futur. Mais pour arriver là où vous voulez aller, il est utile de commencer par savoir où vous êtes. M. Hackett voudra peut-être conserver des employés qui savent comment construire les très rentables pick-up à essence jusqu’au moment où un peu plus d’acheteurs seront prêts à le rejoindre dans le futur.