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Jeanne Balibar incarne une Roxane possédée et offre au spectacle ses moments les plus forts. © Mathilda Olmi

« Bajazet » : le grand théâtre du pouvoir de Frank Castorf

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Frank Castorf est, une nouvelle fois, fidèle au rendez-vous. Malgré Racine, malgré « Bajazet », il ne fallait pas attendre de son adaptation du classique français une tragédie bon teint, dans les règles de l'art. Tel qu'en lui-même, le trublion de la scène allemande le dynamite et le transforme, par un geste outrancier, presque parodique, en une satire grand-guignolesque sur l'immense théâtre du pouvoir.

Entre une cahute façon burqa et une figure en carton-pâte du Sultan Amurat qui, grâce à ses pupilles lasers, voit clair dans l'esprit des conjurés, le sérail prend l'allure d'une étable, au sol jonché de paille. Sans bouleverser le texte d'origine - exception faite de son épilogue -, Frank Castorf le respecte et l'outrage à la fois. Des cinq protagonistes, il fait des pantins obsédés par la quête du pouvoir et la conquête des coeurs, entraînés irrémédiablement vers l'abîme.

Une folie que les fragments du « Théâtre et la peste », extraits du « Théâtre et son double » d'Antonin Artaud, ne font qu'amplifier. Intercalées entre les vers raciniens, les saillies hallucinées du poète français dévoilent les pensées enfouies des personnages et subliment la faculté du théâtre à agir comme un révélateur des tourments de la cité. Infecté par la paranoïa et les faux-semblants, le jeu politique devient alors un jeu de dupes destructeur, où les âmes, jusqu'à leur confrontation avec la mort, sont prisonnières de leurs rôles.

Troublant édifice

Dans sa réalisation, le geste du maître allemand est sans doute moins fulgurant et subtil qu'il avait pu l'être dans « Die Kabbale der Sheinheiligen » et « Les Frères Karamazov ». Pour autant, à condition de dépasser les provocations inhérentes à son travail, son adaptation embarque et convainc par sa capacité, rare, à regarder la pièce de Racine au fond des yeux.

Cette réussite, Frank Castorf la doit, en grande partie, à ses comédiens qui se plient de bonne grâce à sa direction d'acteurs, toujours à vif. Fidèle parmi les fidèles, Jeanne Balibar incarne une Roxane possédée - capable de préparer la soupe, en tenue d'Eve, avec un tuyau à chicha autour du cou. Perchée sur ses habituels talons hauts, cintrée dans des robes aussi magnifiques qu'invraisemblables, elle sait se faire, tour à tour, paranoïaque sous emprise et grande tragédienne, et offre au spectacle ses moments les plus forts.

À ses côtés, le trio de jeunes comédiens ne démérite pas, loin de là. Claire Sermonne campe une Atalide déchirée et déchirante, quand Adama Diop et Mounir Margoum s'illustrent en duo de conspirateurs prêts à tout pour conquérir le pouvoir. Seul Jean-Damien Barbin paraît régulièrement à la peine. A contre-emploi dans le rôle de Bajazet, il cabotine et semble plus préoccupé par sa performance d'acteur que par le texte de Racine qu'il éructe, et rend inaudible. Il en faudra toutefois davantage pour faire chanceler ce troublant édifice.

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