Suspension de la Russie par l'Agence antidopage : «Les nouvelles générations ne sont pour rien dans cette affaire»
Pour avoir trafiqué ses données antidopages, le pays est banni pour quatre ans de toute compétition internationale. Les sportifs russes oscillent entre sentiment d'injustice et colère contre leurs propres instances.
by Lucien Jacques«Cette fois-ci, on ne s’en tirera pas avec une simple frayeur. Nous sommes dos au mur, et au lieu d’essayer de renverser la pression, nous cherchons dans ce mur une trappe secrète pour nous échapper, comme celle du laboratoire antidopage de Sotchi dont Grigory Rodchenkov a révélé l’existence au monde.» Les mots sont durs, dans cet éditorial du quotidien à grand tirage Moskovski Komsomolets. Ils sont aussi prophétiques, publiés dimanche dans la soirée, avant que ne soit rendue publique la décision de l’Agence mondiale antidopage (AMA).
Mais depuis l’annonce, le 22 novembre, de la recommandation du conseil de révision de l’agence d’exclure l’agence russe antidopage (Rusada) pour quatre ans, la résignation était de mise. La chute du couperet, ce lundi, n’a surpris personne. Pour avoir trafiqué la base de données de la Rusada, la Russie est bannie pour quatre ans de toutes les compétitions sportives internationales. Ni Jeux olympiques 2020 et 2022, ni Coupe du monde de football 2022, ni Universiades 2021 et 2023.
Lourdeur des procédures
Au-delà des réactions politiques outrées, dénonçant imperturbablement un «complot international contre la Russie» – «une hystérie anti-Russes devenue chronique», a réagi lundi le Premier ministre, Dmitri Medvedev –, il règne surtout dans le pays un profond sentiment d’amertume face à ce que les sportifs russes perçoivent comme une punition collective injuste. «Ceux qui ont été contrôlés positifs, bien sûr qu’ils doivent être punis, soupire Igor Rodkine, ancien membre de l’équipe russe de natation et aujourd’hui entraîneur de l’équipe de jeunes du club Dynamo. Mais les nouvelles générations de sportifs russes ne sont pour rien dans cette affaire. Ils ne sont pas responsables du système de dopage organisé.»
La possibilité pour les athlètes «propres» de participer sous drapeau neutre ne convainc par grand monde. En athlétisme, discipline où le pays est suspendu depuis 2015, la lourdeur des procédures empêche la majorité des sportifs russes de participer aux compétitions internationales par simple manque de temps. L’agence russe de lutte contre le dopage suspendue, ces derniers doivent s’adresser à son homologue britannique, qui ne délivre ses autorisations qu’au compte-gouttes : seulement 1 500 tests sont réalisés par an sur les athlètes russes, contre les 20 000 que traitait la Rusada. Autant dire que la plupart du temps, plus que des tests positifs, c’est une absence de tests qui a contraint les athlètes russes à rester à la porte des Jeux olympiques.
«C’est cruel, parce que participer aux Jeux olympiques, c’est le rêve de toute une vie», regrette Nastia, 19 ans, étudiante à l’Université russe de culture physique et de sport, le creuset des olympiens russes. «On sélectionne des enfants très jeunes, dès l’âge de 7 ou 8 ans, et la participation aux Jeux devient leur unique horizon pendant toute leur enfance, toutes leurs études. Si on les en prive, beaucoup vont se décourager et renoncer au sport.»
Une autre expression revient en boucle : «Deux poids, deux mesures.» «Quand des sportifs américains sont pris en train de se doper, la Russie ne demande pas l’exclusion des Etats-Unis», s’énerve Igor Rodkine, rappelant aussi avec colère les exemptions thérapeutiques à la réglementation antidopage dont bénéficient principalement les athlètes américains et européens.
Colère des acteurs du sport russe
Loin des micros de la presse étrangère, un nouveau sentiment prend le relais : la colère des acteurs du sport russe contre leurs instances, incapables de mettre fin à ces pratiques, et qui ont condamné leurs propres sportifs à l’exclusion. «Qui a trafiqué les bases de données de la Rusada et pourquoi ? Et qui sera puni, à part les sportifs et les entraîneurs ? interroge l’éditorial de Moskovski Komsomolets. Si, comme on le dit partout, "on" veut nous exclure du sport mondial, le silence des instances "les" aide. Nous nous excluons nous-mêmes. Nous continuons à perdre, systématiquement, et à récolter les fruits toxiques du travail de Vitali Moutko [ministre des sports de 2012 à 2016, ndlr].»
«La constance avec laquelle la Russie se prend les pieds dans le même tapis est incroyable», se lamente de son côté Evgueni Zuenko, rédacteur en chef du site spécialisé Sovetsky Sport, dans une tribune publiée par le Centre Carnegie. «La Russie n’est pas un élément incontournable de l’économie du sport mondial. Elle n’a pas les plus grandes audiences télévisées. Elle n’a pas les plus grandes stars. On peut réduire le sport russe à néant en vingt minutes. Le fait que les gens qui ont pris la décision de trafiquer la base de données du laboratoire antidopage de Moscou ne le comprennent pas est la plus grande tragédie du sport russe.»