Comment le langage vient aux bébés
by Dominique HenryOn a souvent tendance à considérer que l'apprentissage du langage commence avec la parole. Erreur ! En réalité, avant même d'être nés, les bébés sont capables de reconnaître les sons de leur langue maternelle. Bienvenue au BabyLab !
En ce samedi matin d'hiver, le vaste hall de l'école de médecine de la rue des Saints-Pères, à Paris, est presque vide. Presque, car une minuscule petite fille avance emmitouflée dans sa poussette, en compagnie de sa maman. Toutes deux empruntent un ascenseur discret et appuient sur l'étage marqué Laboratoire de psychologie de la perception de l'enfant. Azilis, 8 mois, vient « faire » de la recherche. Elle fait partie des 2 000 à 3 000 enfants qui poussent chaque année la porte du BabyLab, ce lieu passionnant où des équipes de chercheurs étudient la façon dont les bébés apprivoisent leur langue maternelle, reconnaissent les sons et les mots et apprennent à les combiner pour pouvoir communiquer avec les autres. Pour cela, ils observent les enfants pendant qu'ils jouent, écoutent des sons ou regardent des images. Des tests courts, simples et sans aucun danger, toujours réalisés en présence des parents (voir plus bas).
BAIN DE LANGAGE IN UTERO
Mais que sait-on exactement aujourd'hui de la façon dont le langage vient aux enfants ? On a souvent tendance à considérer que tout commence avec les premiers mots. Erreur ! Car bien avant d'être capables de parler, les bébés apprennent déjà leur langue maternelle. « Ça démarre même avant la naissance », précise Judit Gervain, chercheuse. "Puisque les mamans parlent, les fœtus entendent le langage ! A partir de la vingt-quatrième semaine, l'audition est opérationnelle même si elle n'est pas encore mature. Ce que le fœtus entend n'est bien sûr pas ce que nous entendons puisqu'il est entouré de liquide et que les tissus maternels font écran. C'est un peu comme si on parlait avec un coussin sur la bouche. Mais il capte la prosodie de sa maman. »
Vidéo du jour :
La prosodie ? C'est la façon particulière qu'elle a de parler. Ce mélange d'inflexions, de modulations, de rythmicité, de mélodie qui lui est propre. Les études l'ont prouvé : à peine arrivé au monde, le bébé préfère la voix de sa maman à toute autre. « Plus surprenant, il marque également une préférence pour sa langue maternelle, observe Judit Gervain. Et il préfère une langue proche de la sienne qu'une langue dont la rythmicité est différente. Ainsi un bébé français préférera l'espagnol ou l'italien (deux langues latines) au japonais ou au russe par exemple. »
Il y a plus : les nouveau-nés sont capables de préférer une petite histoire que leur maman leur lisait dans les dernières semaines de la grossesse à une autre. Le Petit Chaperon rouge plutôt que Mika l'ourson. Épatant non ? Plus étonnant encore : dans leurs cris « communicatifs » (ceux qui appellent l'attention, l'équivalent d'un « Maman, regarde-moi »), les bébés reproduisent la prosodie de leur langue maternelle. « On a comparé les cris de nouveau-nés français et allemands, raconte la chercheuse. La cadence est très différente. En français, la prééminence (l'accent tonique) se marque en fin de phrase. En allemand, en début de phrase. Les cris des bébés reproduisent les mêmes particularités. »
ET LES BÉBÉS BILINGUES ALORS ?
Si un nouveau-né préfère à toutes les autres la langue qu'il a entendue durant la grossesse, que se passe-t-il lorsque le fœtus a été exposé à deux langues à la fois (maman française, papa anglais par exemple) ? Simple. « Il a une préférence pour ses DEUX langues maternelles, répond Judit Gervain. Les études ont prouvé que les enfants bilingues ne sont pas du tout confus. Ils sont non seulement capables de différencier les deux langues mais même de savoir qui parle quelle langue – répondre à Maman en français et à Papa en anglais, par exemple. C'est important parce qu'en France on croit encore trop souvent qu'apprendre deux langues à la fois est source de confusion pour un enfant. A l'école, par exemple, on préfère que les enfants s'expriment dans une seule langue parce qu'on pense qu'ils la maîtriseront mieux. C'est faux. Le bilinguisme n'est jamais un facteur de retard. Au contraire, il développe les compétences. Le cerveau des enfants bilingues est entraîné à discriminer très finement les sons. En général, ils gardent cet avantage jusqu'à l'âge adulte. »
SON CERVEAU SUR ÉCRAN
L'imagerie permet d'observer ce qui se passe dans les deux hémisphères du cerveau. Les zones activées (en rouge) sont celles qui se mobilisent lorsqu'on présente à l'enfant des séquences de mots (test 2).
UN ÉTONNANT POLYGLOTTE
Doués, les bébés ? Encore plus que vous ne le pensez ! « En plus de sa langue maternelle, un nouveau-né est capable d'apprendre n'importe quelle langue, assure Judit Gervain. Ses capacités sont suffisantes pour discriminer toutes les langues du monde – autrement dit en saisir et en reproduire les plus fines inflexions et sonorités. » Cette formidable capacité ne dure malheureusement pas. Passé les trois premiers mois de sa vie, le bébé va se mettre à « zoomer » sur sa langue maternelle. « C'est ainsi, le cerveau focalise sur ce qui est utile, il élimine ce qui ne sert pas et renforce ce qui sert », explique la chercheuse.
Petit à petit, au cours de sa première année, le jeune enfant commence à perdre ses capacités de discrimination tous azimuts pour ne garder que celles qui lui sont utiles. Par exemple, si les sons BE et VE existent dans sa langue, il continuera à les différencier. S'il n'existe que le BE dans sa langue, il va perdre la capacité de distinguer le BE du VE. Pas de panique, toutefois. « Jusqu'à 3/4 ans, l'enfant garde néanmoins suffisamment de plasticité cérébrale pour faire marche arrière et apprendre une autre langue sans aucun accent », déclare la chercheuse. Vous partez vivre en Chine ou en Norvège avec votre bout de chou ? Il apprendra le chinois/ le norvégien sans problème… et le parlera aussi bien que s'il était né là-bas. Ils ne sont pas formidables, nos tout-petits ?
Quelques repères
ENTRE 4 ET 6 MOIS, un enfant répond à son prénom.
ENTRE 6 ET 9 MOIS, il apprend une vingtaine de mots.
ENTRE 6 ET 12 MOIS, il commence à pouvoir segmenter la parole continue en mots.
VERS 18 MOIS, il se met en mode « apprentissage » et accroît son vocabulaire de 10 à 12 mots par jour (un mot par heure d'éveil).
On enfile au bébé un bonnet muni de capteurs. De l'autre côté de la cabine, les chercheurs reçoivent des images de son cerveau / Photos : Matteo Pellegrinuzzi
TEST 1 : mesure de la sensibilité auditive
Comment ça marche
Azilis est installée sur les genoux de sa maman, dans une cabine équipée d'écrans. On va lui faire entendre deux sons, chacun étant associé à une direction (gauche ou droite). Chaque fois que la petite fille sera capable de différencier les deux sons, donc de tourner la tête dans la bonne direction (à gauche ou à droite), elle sera « récompensée » par l'apparition d'un dessin animé sur l'écran correspondant. C'est la première fois que la petite fille passe ce test mais elle le repassera à 12, 14, 16 et 24 mois. A ces mêmes périodes, les chercheurs testeront son niveau de vocabulaire.
Que cherche-t-on à savoir ?
Pour acquérir le langage, il faut être capable de traiter et de catégoriser très rapidement des stimuli auditifs qui changent en quelques dizaines de millisecondes. Si on les perçoit mal, ne risque-t-on pas d'être pénalisé ? Cette expérience vise à vérifier si des difficultés de perception des signaux acoustiques peuvent entraîner plus tard un retard de langage.
TEST 2 : perception des régularités
Comment ça marche
On a posé sur la tête d'Azilis un petit bonnet muni de capteurs. Grâce à une technique d'imagerie (NIRS), on mesure l'oxygénation du cerveau. On sait que cette dernière augmente quand une zone s'active en réponse à un stimulus. Le stimulus ? Cette fois, ce sont des séries de mots (inventés) organisés dans une séquence régulière. Un premier mot prédit systématiquement un troisième mot : TAMABU-TAKAVA - RIKI, TAMABULEDONI-RIKI, TAMABU-CIVALARIKI… Toutefois, de temps à autre, on introduit une irrégularité. L'enfant est-il capable de la repérer ?
Que cherche-t-on à savoir ?
Les régularités à distance sont très fréquentes dans les langues. Le test permet de voir si entre 8 et 10 mois les bébés sont capables de percevoir la structure grammaticale de la langue et de la traiter comme une information.
TEST 3 : latéralité de la main et du langage
Comment ça marche
Pour ce troisième test, c'est Marc, 18 mois, qui s'installe en cabine. On lui donne de petits objets et on regarde s'il les manipule plutôt avec la main droite ou la main gauche. Puis on lui fait entendre des mots pour stimuler dans son cerveau la zone du langage. Sur l'écran, les chercheurs regardent quel hémisphère est le plus actif : le droit ou le gauche ? Si c'est le droit, cela signifie que, chez Marc, la zone du langage se situe dans l'hémisphère droit. Si c'est le gauche, elle se situe dans l'hémisphère gauche.
Que cherche-t-on à savoir ?
Nous sommes ici à la dernière étape d'une expérience de longue haleine. Il s'agit de déterminer s'il existe une corrélation entre la préférence manuelle (utilisation de la main droite ou gauche) et la latéralisation du langage. 90 % des personnes sont droitières, 10 % gauchères. Or chez 90 % des personnes, la zone impliquée dans le langage se situe dans l'hémisphère droit. La main serait-elle un indice de la latéralisation du langage ? Les chercheurs ont décidé d'observer comment, petit à petit, les deux se développent. L'expérience commence avant même la naissance. Au cours des échographies du deuxième et troisième trimestre, on regarde si le fœtus bouge plutôt la main droite ou gauche. L'observation se poursuit à la naissance, à 6, 12, 15 et 18 mois. C'est aujourd'hui la dernière phase pour Marc. Grâce à l'imagerie, les chercheurs vont vérifier si le langage est latéralisé à gauche ou à droite chez le petit garçon.
Et si votre bébé devenait testeur ?
Vous souhaitez faire participer votre enfant ? Vous pouvez vous inscrire sur le site de BabyLab ou contacter Anne-Caroline Fiévet au 01 44 32 26 29. Les tests durent de 5 à 20 minutes selon l'âge des enfants. La plupart du temps, ils se déroulent en une seule cession. Attention, les études réalisées visent à mieux comprendre le développement de l'enfant en général. Elles ne vous donneront pas de renseignements spécifiques sur votre propre enfant.