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Denis Lalanne. Photo © PRESSE/C.GUIBBAUD/NICOLAS GOUHIER/FFT

Denis Lalanne : mort d’une légende du journalisme sportif

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Il venait d’obtenir le prix de l’Académie française pour son roman Dieu Ramasse les copies, devait « monter » à Paris jeudi 12 décembre pour se le voir remettre. L’écrivain et journaliste Denis Lalanne est mort à Anglet (Pyrénées-Atlantiques) dans la nuit de vendredi à samedi, à l’âge de 93 ans. Nous l’avions rencontré en juin dernier pour recueillir ses confidences sur la littérature, le rugby, le bon vin et les copains.

Il n'en revient pas. Denis Lalanne est de passage à Paris où il vient de remettre le prix qui porte son nom au journaliste suisse Laurent Favre, qui a écrit le meilleur article du tournoi de tennis de Roland-Garros. Il vient d'apprendre par hasard qu'un de ses jeunes confrères avait dû passer par un agent pour décrocher une interview avec un joueur de rugby de l'équipe de France. Un agent ! On lui aurait annoncé que les joueurs buvaient désormais de la limonade à la troisième mi-temps, il n'aurait pas été plus stupéfait. En quarante-cinq ans de carrière de journaliste sportif à l'Équipe, lui n'a jamais eu besoin du moindre “ agent ” pour rencontrer les joueurs ! Il lui suffisait de pousser la porte du bistrot où ils avaient leurs habitudes, de les rejoindre à l'entraînement ou de leur passer un coup de fil : c'étaient tous ses copains. « Franchement, je crois que je ne pourrais plus exercer ce métier aujourd'hui », conclut-il de cette révélation. C'est à ce genre de détail (mais est-ce vraiment un détail ?) que l'on mesure le fossé entre le rugby qu'a connu Lalanne et celui qui se joue à présent ; entre le monde d'hier et celui d'aujourd'hui.

Le Dab, ainsi que l'appellent les joueurs du Racing Club, est une légende vivante du rugby, « seizième homme du Quinze de France », selon le titre que lui décerna Antoine Blondin. La fête organisée pour ses 90 ans, il y a trois ans, réunissait, excusez du peu, 17 capitaines de l'équipe de France et 95 joueurs internationaux, hommage des chevaliers de la pelouse à leur “ Froissart ” qui a su donner vie à leurs exploits.

La fête organisée pour les 90 ans du "DAB" réunissait 17 capitaines de l'équipe de France et 95 joueurs internationaux. 

Aux côtés du même Blondin mais aussi de Robert Roy, Roger Couderc ou Jean Cormier, il est l'un des grands officiers de plume de l'épopée ovale des années cinquante et soixante, et principalement de la page la plus héroïque du Quinze de France : cette fameuse tournée sud-africaine de l'été 1958 sous la conduite de Lucien Mias et la victoire par 9 à 5 face aux Springboks. Le rugby, à l'époque, ne bénéficiait pas en France de l'engouement qu'on lui connaît aujourd'hui. De retour d'Afrique du Sud, Lalanne écrira en un mois le Grand combat du Quinze de France dont il confiera le manuscrit à son copain Blondin, au risque qu'il finisse sur une banquette d'un bistrot de la rue du Bac, ou pourquoi pas dans la Seine. Mais le livre fut bel et bien publié à La Table ronde en 1959 et, n'en déplaise à la modestie de notre chroniqueur, il donnera ses lettres de noblesse au journalisme sportif et contribuera à hisser celui-ci au rang des beaux-arts.

Né à Pau en 1926, le petit Denis est pensionnaire dans une abominable boîte en Seine-et-Oise quand survient l'Occupation, qui est pour lui une libération : il est renvoyé chez sa grand-mère à Pau, pays du rugby. Nourri au biberon quotidien de l'Auto, ancêtre de l'Équipe , une photo de Forrest Towns, l' “ ange ailé ” américain du 110 mètres haies, orne le mur de sa chambre, tandis que ses dimanches sont enchantés par Auguste Lasalle, trois-quarts centre de la section paloise, qui lui apporte la révélation du jeu et le désir de le célébrer ; le journaliste n'est déjà plus très loin.

C'est en 1953 qu'il pousse la porte du service des sports du Figaro. Son chef de service lui confie le tennis et le rugby, puis lui demande : « Lalanne, vous connaissez le golf ? - Non, pas du tout. - C'est bon, vous ferez aussi le golf. » Un an plus tard, il passe à l'Équipe qu'il ne quittera plus jusqu'en 1991. Les deux merveilleux livres de souvenirs qu'il a écrits dans les années 2000, le Temps des Boni et Rue du Bac, salut aux années Blondin, font revivre cette époque, côté rugby, avec les frères Boniface, Jean Dauger dit “ Manech ”, Lucien Mias, Jean-Roger Bourdeu ; et côté lettres avec Blondin, Roger Nimier, Pierre Mac Orlan, Kléber et Paul Hae-dens… Lalanne est évidemment incollable sur le rugby de son époque, mais également sur le rugby “ d'avant ”, et même celui des origines, qui suit la route commerciale britannique. Quand il raconte son arrivée dans le Sud-Ouest à la fin du XIX siècle, c'est très naturellement qu'il emploie le terme d'évangélisateurs pour désigner les Anglais.

Le rugby qu'il a connu, c'est « la petite sueur des pauvres », « le jeu des braves gens » qui auraient rougi « de le voir compter ses clients et ses sous », selon les mots de Kléber Haedens. C'est le rugby d'un André Boniface, symbole du jeu à la française tout en audace, improvisation et attaque, ce “ french flair ” né chez les mômes de Montfort-en-Chalosse, dans les Landes, et d'ailleurs. Des mômes qui ont commencé à jouer avec des bérets bourrés de journaux en guise de ballon, et ont toujours mis un point d'honneur à n'être pas payés pour cela, et à être présents au travail le lundi matin à 8 heures, quel que soit le lieu où ils jouaient la veille ou l'avant-veille.

C'était l'époque des matchs “ virils mais corrects ” où certains curés trouvaient dans les Évangiles de quoi expliquer aux joueurs qu'il valait mieux donner que recevoir. L'époque enfin où un Walter Spanghero pouvait se faire exploser le nez dans une mêlée ouverte et déclarer tranquillement sous la douche : « Heureusement que j'ai le nez. Sans ça, je la prenais en pleine gueule ! »

La télévision, sa maudite exigence d'audience et la professionnalisation qu'elle entraîna changeront tout. Le premier match international joué en nocturne valut ce commentaire désabusé d'un chroniqueur anglais : « Le match s'est joué à l'heure où tout joueur de rugby qui se respecte se devait d'être au bar. » Fin d'une époque.

Lalanne est un formidable passeur dont les livres fourmillent d'anecdotes qu'il a recueillies sur le journalisme, le sport et la littérature, ses trois passions. Roger Salardenne, journaliste au Canard enchaîné qui avait débuté en 1918 dans un hebdomadaire pour enfants, amusait ses jeunes confrères avec celle-ci : durant la Grande Guerre, l'hebdomadaire en question avait publié un feuilleton où il était sans cesse question des “ Boches ”. La paix signée, le feuilleton continua mais le patron envoya une note à l'atelier de composition : « Prière de remplacer “ Boche ” par “ Allemand ”, merci. » La consigne fut appliquée à la lettre et le feuilleton sortit avec des phrases du genre : « Nos ennemis étaient les Allemands, qu'on appelait aussi les Allemands. »

Un style sobre, précis et stendhalien

Chroniqueur de talent, passeur, globe-trotter ayant « traîné guêtres et crampons sur les plus prestigieuses moquettes de la planète (Wimbledon, Augusta National, Saint Andrews, Ellis et Eden Parks) », comme le rappelle son ami Nicolas Jeanneau, ancien de l'Équipe lui aussi, Lalanne est tout cela. Mais il est aussi bien plus que tout cela : un véritable écrivain. « La littérature est une substance volatile qui se dépose où elle veut », disait Angelo Rinaldi. Pour se convaincre qu'elle se dépose sur les feuilles noircies par Denis Lalanne, il suffit de lire le Temps des Boni, son style sobre, précis et stendhalien, un vrai chef d'œuvre. La description du match mené en 1961 par François Moncla à Wellington, Nouvelle-Zélande, en pleine tempête, compte incontestablement parmi les grandes pages de la littérature épique, sans parler des portraits ciselés qu'il nous livre (le sélectionneur Lerou-la-Godasse est insurpassable) et de l'ambiance qu'il réussit à installer.

L'ambiance, voilà le mot. Il y aune ambiance chez Lalanne, faite d'insouciance et de camaraderie, de bons gueuletons et de vieil armagnac, où l'on traîne à table avec les copains avant d'aller dicter en catastrophe son article au téléphone une demi-heure avant le bouclage (et le vieil armagnac se transforme inévitablement en “ vieillard maniaque ” dans le journal du lendemain), et où on prend somme toute la vie comme elle vient. « Une constante résolution de goûter chaque bon moment de la vie et ne pas laisser la bêtise lui manger la soupe sur la tête », comme Lalanne ledit de Paul Haedens. Une philosophie que l'on pourrait résumer par ce qu'écrivait Blondin des personnages de son frère Kléber : ils ne passent pas leur temps à se demander pourquoi ils sont au monde mais comment s'en accommoder au mieux. Ils ne pleurnichent pas, ne se plaignent de rien, ne revendiquent rien, mais cherchent à vivre intensément. Passe en arrière et file ! « Mes favoris en littérature ne seront jamais les écrivains préoccupants », confesse d'ailleurs Lalanne. Ce courant littéraire d'après-guerre, tout en charme et légèreté, porte un nom mais nous n'osons le prononcer, il fâche le Dab ! « Fichez-moi la paix avec vos hussards ! Vous connaissez le mot du comte de Lassalle ? Tout hussard qui n'est pas mort à 30 ans est un jean-foutre. À ce compte-là, je suis un triple jean-foutre… »

Une ambiance faite d'insouciance et de camaraderie

Dans le roman qu'il publie aujourd'hui, on retrouve tout l'univers de Lalanne. Les copains, l'amitié, le rugby, le Sud-Ouest, Antoine Blondin et les rêves. Au soir de sa vie, Robert Gabault, dit Le Gab, ancien grand reporter de l'agence France-Presse, écrit son autobiographie, laquelle est marquée par un drame vécu sous l'Occupation dans une ville du Sud-Ouest où le gamin s'est réfugié avec sa mère, son père ayant été tué par un avion allemand pendant la débâcle. Le drame, c'est le meurtre, à moitié accidentel, d'un petit collabo local de 17 ans, Tombach, soupçonné d'avoir balancé un résistant aux Allemands. De retour d'un séjour d'une semaine à Paris, Gabault apprend que les Allemands ont demandé à l'auteur des faits de se dénoncer sous quarante-huit heures, faute de quoi ils exécuteraient trois jeunes otages au hasard, et qu'ils ont mis leur menace à exécution… Sa vie se transforme alors en une immense expiation jusqu'au jour où il rencontre l'un des trois “ fusillés ”, gracié au dernier moment par ses bourreaux, et devient son ami.

Il serait criminel d'en dévoiler plus. Notons simplement deux choses. À une époque où « ceux qui font le malin » (Péguy) prennent plaisir à tout déconstruire jusqu'à l'absurde, et à ironiser sur ce qui est noble et grand, le roman de Lalanne est une bouffée d'oxygène. Ses personnages se tiennent droit, croient en des choses qui les dépassent, agissent selon l'honneur en pensant à leur père, toutes choses qui font ricaner les imbéciles.

La seconde chose, c'est que Lalanne a ce don des scènes simples et touchantes où transparaît l'amour de la vie en dépit des circonstances, comme ce déjeuner sous l'Occupation où la mère de Robert reçoit un chapon miraculeux qu'elle tient à partager avec le copain de son fils et sa mère. Lalanne réussit à faire de la découpe du chapon et du dîner une véritable épopée où éclate toute la générosité du bonhomme. Nul misérabilisme et nulle mièvrerie chez ce lecteur du premier Mark Twain et de Paul-Jean Toulet qui sait capter les petits moments de joie offerts par la vie, et pour qui ces petits moments de joie sont importants.

Chez Lalanne, comme chez les officiers britanniques de l'armée des Indes, on estime que le rugby est encore la plus noble raison “ d'attraper soif ” et on se boxe entre copains quand les mots ne suffisent plus ; mais comme on est quand même français, on se prosterne aussi devant les cèpes et on rêve de Mississippi en regardant le plafond fissuré de sa chambre pendant des heures. Tant pis pour les colères du Dab, nous persistons et signons : le seizième homme du Quinze de France est décidément notre hussard oublié, et peut-être même le plus touchant d'entre eux.

“ Dieu ramasse les copies ”, de Denis Lalanne, Atlantica, 360 pages, 15,90 €.