La viande et les Français, les paradoxes d'un amour vache

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Photo d'illustration © Thierry LINDAUER

Avec la viande, nous ne sommes plus à un paradoxe près. Les Français en achètent de moins en moins. Mais ils en mangent plus. Sur fond de controverses sociétales, autour de l’environnement et du bien-être animal, pimentées par l’émergence d’une frange radicale d’organisations abolitionnistes, le sujet est devenu hautement inflammable. Et peut-être pas dénué d’arrière-pensées à l’heure du nouvel eldorado de la viande de synthèse.

Dans sa salle à manger qui ouvre sur le paysage rebondi et verdoyant de la Châtaigneraie cantalienne aux frontières du Lot, où l’élevage bovin demeure une nature première, Geneviève Ginalhac lâche.

« La viande de synthèse, c’est impensable pour moi. Ça me rappelle L’aile ou la cuisse, le film avec Coluche et Louis de Funès. On ne sait pas trop ce qu’il y a dedans. Ça ressemble à de la viande mais ça n’en est pas. »Geneviève Ginalhac (Eleveuse salers dans le Cantal)

« Moi, ça ne me fait pas peur. Pas en France, le pays de la gastronomie », essaie de se convaincre, Bernard, son mari.

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Bernard Ginalhac et son épouse Geneviève produisent du boeuf "haut de gamme, élevé à l'herbe le plus naturellement possible"

Au cours de bientôt trois décennies de carrière, le couple d’éleveurs salers de Leynhac (Cantal) a vu monter et s’agglomérer les interrogations sociétales autour de la production et de la consommation de viande. Même leur bœuf « haut de gamme, élevé à l’herbe le plus naturellement possible » doit désormais montrer patte blanche. Avant, sans doute demain, de se retrouver en compétition avec cette viande qui n’en est pas vraiment une.

Baisse des volumes, augmentation de la consommation

C’est que les Français entretiennent une relation ancienne, passionnée mais aussi tourmentée avec les produits carnés. Sans être à un paradoxe près. En 2018, leurs achats ont baissé de 2,6 % en volumes et de 3 % en valeur. Les effets des campagnes anti-viande?? Que nenni, car, au final, ils en mangent plus grâce à l’envolée de la consommation hors domicile, passant de 85 kg équivalent carcasse en 2017 à 87,5 kg l’an passé. Appétit qui profite surtout aux viandes d’importation low cost.

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Pour Arnaud Gauffier de WWF France, "le problème n'est pas le bon steak que l'on achète chez son boucher mais les viandes transformées que l'on ne voit même plus dans les sandwichs, les pizzas, etc."

Un paradoxe qui fait bondir les associations environnementales militant pour une baisse de la consommation. « Le problème, ce n’est pas le bon steak que l’on achète chez son boucher mais les viandes transformées que l’on ne voit même plus dans les sandwichs, les pizzas, etc. et qu’il faut réduire », insiste Arnaud Gauffier, co-directeur des programmes à WWF France.

À l’heure du changement climatique et de l’explosion démographique, avec neuf milliards de bouches à nourrir à horizon 2050, la production de viande est placée sur le banc des accusés. Au premier rang, le bœuf, incarnation même de la viande en France, plus gros émetteur de gaz à effet de serre, du fait du méthane, est pointé du doigt. Avec des chiffres chocs. Qui frappent les esprits. Suscitent la polémique aussi.

Vingt fois moins d'eau dans l'hypothèse haute

Ainsi, selon un rapport de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), datant de 2013, toujours cité en référence, il faudrait 13.500 litres d’eau pour produire un kilo de bœuf. Un chiffre contesté car il en prend en compte les eaux de pluie. L’Inra (Institut national de la recherche agronomique) a refait ses propres calculs et avance un chiffre entre 550 et 700 litres. Près de vingt fois moins dans l’hypothèse haute.

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Le coût environnemental de la production de viande reste sujet à caution, avec des chiffres chocs qui font débat au sein de la communauté scientifique. 

Un exemple parmi d’autres qui prouve la complexité et l’inflammabilité du débat. Face à l’avalanche de rapports et de chiffres à charge, la profession a décidé de réagir. À la fois pour mettre en lumière les atouts du modèle français à dominante herbagère mais aussi pour identifier ses marges de progrès.

L’environnement, Bernard Ginalhac, qui élève 70 mères salers sur 70 hectares, s’en est toujours préoccupé. Alors quand l’éleveur cantalien a été approché pour participer à « Life beef carbon », il n’a pas hésité. Lancé en octobre 2015, ce programme européen regroupe la France, l’Espagne, l’Italie et l’Irlande et vise à réduire l’empreinte carbone de la viande bovine de 15 % en 10 ans.

Déceler les améliorations possibles

Déjà membre d’un réseau de fermes pilotes, l’agriculteur auvergnat, qui engraisse les trois-quarts de ses animaux, a mené un diagnostic afin de déceler les améliorations possibles. « J’ai ainsi avancé l’âge au premier vêlage de 36 à 30 mois. Sur la partie fourragère, je suis passé aux pâturages tournants de façon à ce que les animaux consomment l’herbe à un stade optimum. Cela donne des animaux qui font entre 40 et 90 kg de plus au sevrage. L’optimisation des lisiers et des fumiers m’a également permis de diminuer les engrais. Enfin, j’ai planté quelques haies pour capter davantage de carbone ».

"Bon pour l'environnement... et le porte-monnaie"

Autant d’actions duplicables dans d’autres exploitations qui ont eu un impact tangible sur les résultats du gaec familial. « C’est là qu’on se rend compte que ce qui est bon pour le porte-monnaie l’est aussi pour l’environnement », reconnaît-il.
Quand le fameux rapport de la FAO établit qu’un kilogramme de viande bovine équivaut à une émission de 27 kg de gaz à effet de serre (GES, en équivalent CO2), Bernard Ginalhac « tourne autour de 10 kg ». « En France, nous sommes sur une moyenne de 11,3 kg », précise Josselin Andurand.

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Bernard Ginalhac a mis en place une batterie de mesures pour réduire son empreinte carbone dans son élevage salers du sud du Cantal. 

Le responsable du projet « Life Beef carbon » à l’Idele (Institut de l’élevage) rapproche ce chiffre de l’empreinte carbone globale d’un Européen. « Sur les 12 tonnes par an et par personne, seules 40 % ont pour théâtre le territoire de l’UE, la viande rentrant pour 5 %. Mais elle est compensée d’un tiers grâce au stockage du carbone dans les prairies ce qui permet de tomber à 3,3 %. En comparaison, l’empreinte de l’habillement est de 6 %. »

"Beaucoup plus qu'un simple morceau de viande"

Des arguments scientifiques recevables mais qui ne font pas tout dans un climat de méfiance généralisée. Outre le lancement d’une deuxième concertation toujours en cours avec des ONG de protection des animaux, après celle couronnée de succès en 2016 avec des ONG de protection de l’environnement, Interbev, l’interprofession bovine, a voulu aller plus loin. Et développer une approche globale.

« Dans notre démarche de Pacte pour un engagement sociétal, nous engageons des évolutions de pratiques et nous essayons aussi de quantifier l’impact positif de l’élevage sur les paysages, l’emploi, la biodiversité. Quand on va chez le boucher, c’est beaucoup plus qu’un simple morceau de viande qu’on achète », argumente Caroline Guinot, responsable de la commission enjeux sociétaux.

Mais si la filière bovine, qui promeut désormais le concept du fléxitarisme avec le slogan « Aimez la viande, mangez-en mieux », fait figure de pionnière, les autres filières ne se bousculent pas au portillon pour lui emboîter le pas. Au grand dam des ONG environnementales qui appellent à une baisse de la consommation et à une montée en gamme autour de pratiques durables.

En porc, 95 % des élevages sont hors-sol. La filière s’est déconnectée des attentes des consommateurs français pour fournir la Chine, frappée par la peste porcine. Mais quand, dans cinq ans, ce pays aura reconstitué son cheptel, les éleveurs français viendront pleurer. J’espère que l’élevage bovin, qui a amorcé, lui, sa mue, s’en sortira.Arnaud Gauffier (Co-directeur des programmes WWF France)
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Les éleveurs bovins sont aujourd'hui rémunérés en moyenne un euro en-dessous de leurs coûts de production.

Le co-directeur des programmes de WWF France ne voit qu’une solution : réformer en profondeur la PAC (Politique agricole commune). « Les soutiens européens doivent être réorientés vers des paiements pour services environnementaux. » Une solution pour que les éleveurs comme les Ginalhac, qui vendent aujourd’hui leurs animaux en moyenne 1 euro le kilo carcasse en dessous de leurs coûts de production, soient rémunérés correctement.

Un gâteau se chiffrant en milliards d'euros

L’exemple de la filière bovine le prouve, l’ouverture aux attentes sociétales fonctionne. Mais sera-t-elle pour autant suffisante?? C’est que la déferlante végane et son cortège d’associations abolitionnistes ne cessent de prendre de l’ampleur. L214, avec ses méthodes commandos et ses vidéos chocs, a radicalement changé la donne. En montrant les côtés les moins reluisants de l’industrialisation des pratiques sur fond de mondialisation par le bas, l’ONG met en relief l’abîme entre la perception que le grand public peut avoir de l’agriculture et, au moins, une partie de ses coulisses. D’où des séismes dévasteurs aux conséquences incertaines qui pourraient, à terme, faire le jeu de nouveaux acteurs bien décidés à prendre leur part d’un gâteau se chiffrant en milliards d’euros.

Et si la viande de synthèse produite à partir de cellules musculaires animales, qui fait bondir les époux Ginalhac, s’imposait comme l’alternative imparable. Plus d’élevage, plus d’abattage, une empreinte carbone moindre pour un même plaisir. « On aurait tort de sourire. Pour en avoir goûté, je peux affirmer que le résultat est absolument bluffant, souligne Arnaud Gauffier. Mais plutôt que cet entre-deux, il vaut mieux un bon steak de bœuf ou du tofu. »

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La viande de synthèse viendra-t-elle bientôt détrôner la sacro-sainte entrecôte chez le boucher ? La question est posée.

En attendant, L214, qui est accusée d’être le cheval de Troie des intérêts américains pour avoir reçu un million d’euros de financements d’une fondation travaillant sur des tests in vitro de viande de synthèse, persiste et signe.

« Il faut voir la réalité en face. Personne ne veut changer ses habitudes?? Très bien. Ne changeons rien avec la viande cellulaire… tout en changeant tout en matière d’impact pour les animaux » (Libération du 25 novembre 2019)Brigitte Gothière (Directrice de L214)

Texte : Dominique Diogon

Photos : Jérémie Fulleringer, Thierry Lindauer et Stéphanie Para