Etrangetés.

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Est-ce un produit de l’accélération qui bouscule les sociétés? Est-ce une manifestation d’un désarroi lié à la perte des repères traditionnels? L’actualité, à tous les niveaux, génère un lot croissant d’étrangetés.

 

Restons en France où le projet gouvernemental d’une réforme des systèmes de retraite agite considérablement l’opinion. La CGT, Force-ouvrière s’opposent vigoureusement au modèle de retraite à points présenté comme une ruse des libéraux pour mettre à bas la retraite par répartition, créée au lendemain de la guerre mondiale. L’étrangeté réside là dans le fait que c’est précisément la CGT, à cette époque, qui en a inventé le principe.

François Charpentier, auteur, entre autres, de « Retraites complémentaires. AGIRC; ARRCO » (Economica. 2014) est très clair à ce sujet. En octobre 1945, le ministre du Travail Alexandre Parodi et Pierre Laroque, haut-fonctionnaire que le général de Gaulle avait chargé dès la Libération de préparer un projet, créent le système de Sécurité sociale comprenant la retraite par répartition, les pensions des retraités étant alimentées par les cotisations des actifs. Celles-ci demeurant modiques dans un pays ruiné et de nombreuses catégories bénéficiant de dispositifs d’avant-guerre, il paraît nécessaire de doubler la mesure par la mise en place de retraites complémentaires unifiant les différents systèmes. Ce sera l’œuvre, en janvier 1947, d’Andréjean (1911-1959) secrétaire confédéral de la CGT. Ce dernier met en place « l’Association générale des institutions de retraite des cadres (AGIRC) » et, pour la faire fonctionner, il imagine un modèle de retraite à points, le premier de l’histoire. Le succès de ce dispositif est tel qu’il est imité pour les salariés non-cadres en 1961. Il est alors constitué « l’Association pour le régime de retraites complémentaires des salariés (ARRCO)« , dont l’architecte n’est autre qu’Antoine Faesch, membre de la commission exécutive de Force-ouvrière.

Ce sont donc les deux syndicats aujourd’hui en pointe contre le principe de la retraite à points qui l’ont inventé au siècle dernier! Et c’est leur création qui a inspiré les législations dans les pays scandinaves, en Allemagne, en Estonie Comment ne se sont-ils pas aperçus à l’époque (si l’on en croit leur discours actuel) qu’ils faisaient le jeu du grand capital?

 

Autre étrangeté : nos actuels protestataires ne veulent absolument pas entendre évoquer un possible recul de l’âge de la retraite. Le bon sens ne serait-il plus, comme l’affirmait Descartes, la chose du monde la mieux partagée? Elle semble encore l’être dans les pays voisins. : l’allongement de la vie humaine, les modifications des conditions de travail qui font que le nombre des retraités finit par dépasser le nombre des actifs cotisants (il y a presque deux fois plus de retraités à la SNCF que de cheminots) suffisent à faire comprendre qu’un système qui ne tient pas compte de ces réalités n’a pour seule issue que la diminution croissante des pensions, sinon la faillite. On l’a compris en Espagne, où l’âge de la retraite est porté à 65 ans (67 ans en 2027, comme en Allemagne), au Royaume-Uni (66 ans en 2020), en Suède, où la flexibilité s’inscrit entre 61 et 67 ans. Ces dispositions n’ont pas jeté des foules dans la rue. En France, où de plus en plus de personnes ont déjà passé trente années en retraite (presque la moitié d’une vie adulte), on voudrait, si l’on en croit les pancartes brandies, revenir à 60 ans et les bénéficiaires de régime autorisant le départ à 55 ans paralysent le pays…

 

Mais d’autres étrangetés se manifestent dans le domaine politique. Marine Le Pen s’étant déclarée appuyer les manifestations hostiles à la réforme des retraites, Jean-Luc Mélenchon loue les progrès qu’elle fait en direction de l’humanisme. Serait-ce là le sens de la convergence des luttes? Mais n’a-t-on pas vu il y a quelques semaines le même Mélenchon (flanqué de personnalités marquantes de la gauche radicale) défiler aux côtés (et à l’appel) de sectaires religieux qui criminalisent l’avortement et l’homosexualité, refusent l’égalité des sexes et prônent la peine de mort. Voilà qui laisse perplexe…

 

Et l’on pourrait ajouter d’autres étrangetés qui interrogent. Les manifestants (spécialement « Gilets jaunes ») réclament plus de services publics tout en exigeant moins d’impôts et considérant que l’Etat est un voleur, ils somment Macron de « rendre le pognon« . Dans un autre domaine, tout le monde se veut écologiste et s’alarme du changement climatique, mais à la moindre mesure envisagée pour réduire les émissions de carbone, « Bonnets rouges » ou « Gilets jaunes » se mobilisent et les routiers bloquent les autoroutes.

Au fond, chacun voit midi à sa porte et pense à son intérêt immédiat. Et qu’on ne parle pas des conséquences à long terme : « dans le long terme, disait (en plaisantant) le grand économiste John Maynard Keynes, nous serons tous morts« . Quand les températures d’été seront insupportables, quand les pensions de retraite seront réduites à leur plus simple expression, nos descendants s’interrogeront peut-être sur l’égoïsme et la désinvolture de leurs grands-parents des années 2020.