https://medias.liberation.fr/photo/1277792-la-coulee-verte-rene-dumont-une-high-line-parisienne.jpg?modified_at=1575897921&width=960
Et si de plus en plus de voies à Paris se mettait à ressembler à la coulée verte?
Photo Getty Images

«Tout compte», par Serge Lehmann : des auteurs de SF imaginent un monde neutre en carbone

A l’occasion de la COP25 sur le climat, «Libération» a demandé à des auteur·e·s de science-fiction d’imaginer un monde ayant atteint la neutralité carbone en 2050, l’objectif fixé par la France et bientôt l’UE. Un moyen de créer de nouveaux imaginaires mobilisateurs.

by

Libération laisse, à l’occasion de la COP25 de Madrid, libre cours à l’imagination d’auteur·e·s de science-fiction pour imaginer un monde futuriste ayant agi avec succès face aux crises environnementales.

Serge Lehman est écrivain, scénariste et critique français. Parfois sous les pseudonymes de Corteval, Don Hérial et Karel Dekk, il a notamment écrit la trilogie cyberpunk F.A.U.S.T., la série en six volumes La Brigade chimérique ou l’anthologie Retour sur l’horizon. Voici son récit imaginé pour Libération.

«Tout compte»

De son studio du boulevard Kellermann jusqu’à l’Ecotone, la distance est de 7 504 mètres aller-retour (11 310 pas, a calculé son MAJ). Ça fait six mois maintenant qu’elle court sur cet itinéraire ; à raison de trois séances par semaine, elle arrive à rester fit. Elle sort dans le petit jour, s’échauffe le long du tramway, bifurque avant la Porte d’Italie et emprunte la passerelle qui marque le début du Ruban Vert. C’est là qu’elle court. Son MAJ passe en mode district et lui confirme que la qualité de l’air est bonne (les smartcars sur le périphérique n’émettent aucun rejet). Les talus qui bordent le vieux ring connaissent depuis cinq ans un regain de biodiversité. Le MAJ dit qu’on y trouve des espèces végétales comme le laurier-tin, le robinier faux-acacia, l’ailante, et toute une faune rarement observée au cœur de la métropole : «Des hérissons, des lézards des murailles, et même des fouines.»

Le MAJ a une voix chaleureuse. C’est elle qui l’a sélectionnée sur catalogue. Elle fait partie des 37 % de femmes qui choisissent, pour leur assistant neural, un réglage masculin – MAJordome – plutôt que féminin – MAJorette.

En réalité, l’acronyme d’origine signifie Mise A Jour.

Le tracé du Ruban Vert croise celui du parc de Bicêtre, dont les cerisiers sont en fleurs ; il lui faut 237 pas pour franchir ce nuage de flocons blancs et roses. Le MAJ lui apprend qu’elle a 73 secondes de retard sur sa moyenne des dernières semaines et c’est vrai qu’elle pioche un peu dans le coteau. Mais elle se reprend quand, tout au bout de l’avenue bordée de platanes, elle aperçoit l’Ecotone. Sa fréquence cardiaque est de 144 pulsations-minute. Elle termine sa course au petit trot et longe la rue semi-couverte qui traverse d’est en ouest le bâtiment-colline de la Compagnie de Phalsbourg.

De ce belvédère, elle surplombe l’A6r où d’autres smartcars, scarabées rutilants, bourdonnent en vagues. Sur le flanc opposé de la vallée de la Bièvre, la lumière du matin dore les hauteurs du Plessis-Robinson. Trois ailes solaires dernière génération arrivent du sud-ouest et commencent à s’aligner sur Orly. L’air est d’une transparence parfaite.

«Tu as brûlé 420 calories, dit le MAJ. Et tu as besoin de t’hydrater.»

Lassée de la vue qu’elle commence à bien connaître, elle fait demi-tour, remonte l’allée centrale de l’Ecotone et se met en quête de l’homme au toucan. Elle ne connaît pas son nom, elle ne lui a jamais parlé. Elle l’a surnommé ainsi parce que la première fois qu’elle l’a vu, il y a quinze jours, elle n’a remarqué que le toucan tatoué sur son biceps. Mais quand il est revenu la semaine d’après (il n’est là que le lundi, apparemment), elle l’a mieux regardé et elle n’a pas arrêté de penser à lui depuis. Ce matin, avant de sortir, elle a pris ses panoptiques. Elle va googler ce mec, elle veut tout savoir de lui.

Elle le trouve sur l’une des trois terrasses qui festonnent les flancs biomimétiques de l’immeuble, accoudé au garde-corps. Toujours en tee-shirt malgré la fraîcheur de l’air, il contemple la vallée dont le fond est brumeux. Elle ne voit que son dos, alors elle le contourne en gardant le toucan en ligne de mire. Il boit une bière, comprend-elle en découvrant la bouteille à moitié vide qui tourne entre ses doigts (une bière à 8 heures du matin). Elle finit par obtenir une vue correcte sur son visage décidément beau. Ses lentilles panoptiques passent en mode reconnaissance ; deux secondes plus tard, son MAJ lui résume la biographie de l’homme au toucan. Il est plus jeune qu’elle ne l’aurait cru et sa note sociale très moyenne n’incite pas à la confiance. Le MAJ insiste, comme s’il pressentait quelque chose : «Son bilan C est carrément atroce : 43 tonnes l’année dernière !»

A New York, sur la façade du siège des Nations unies, s’affiche depuis une décennie l’évolution en temps réel du TTP – le Thunberg Turning Point, que la plupart des gens appellent l’Indice Greta. Elle demande à son MAJ de lui projeter l’image. La pente de la courbe est claire : dans deux ans, le monde sera neutre. Les efforts de sa génération ont payé. Deux ans encore, et c’est gagné.

«43 tonnes, répète le MAJ d’une voix indignée. Tu te rends compte ?»

Elle se rend compte, oui. Mais ça ne change rien. Elle va se faire l’homme au toucan.