Jugement Marshall: vingt ans de progrès pour les communautés autochtones
by Gilles GagnéGESGAPEGIAG — Quand la Cour suprême du Canada a rendu, le 17 septembre 1999, une décision légalisant la pêche commerciale autochtone dans l’est du Canada, Québec maritime inclus, Lina Condo est guide de pêche au saumon sur la rivière Grande-Cascapédia. Elle ignore que le «jugement Marshall» révolutionnera sa vie.
Les Mi’gmaqs de Gaspésie, les Malécites du Bas-Saint-Laurent et les Innus de la Côte-Nord pêcheront désormais des espèces comme la crevette, le homard et le crabe des neiges. La communauté de Mme Condo, Gesgapegiag, tout comme Listuguj et Gespeg, aussi en Gaspésie, seront du nombre. Le conseil de Gesgapegiag contacte Lina Condo pour organiser et gérer les pêches commerciales.
«Je ne savais pas ce que c’était, le crabe des neiges. Mais grâce à Herman Synnott et à Sylvio Coulombe, qui travaillait à Pêches et Océans Canada à Gaspé, on a réussi. […] J’appelais Herman avant de prendre toute décision. Dans les premiers temps, on a pêché la crevette, avec l’appui d’Herman», dit-elle.
Herman Synnott, un crevettier de Gaspé, est l’un des pêcheurs «blancs» ayant décidé de collaborer illico avec les autochtones. Il a gagné ainsi un respect immense à Gesgapegiag et à Gespeg, où il a joué le rôle de mentor. D’autres non autochtones, dont Maxime Lambert, en ressources humaines, ont appuyé Lina Condo.
«On a développé une politique de pêches et des descriptions de tâches. Pour la rémunération, on a suivi l’industrie. Quand j’entendais des remarques disant que nos pêcheurs étaient peut-être trop payés, je répondais : “Je suis sortie en mer. C’est un métier difficile.” Bernard Lacroix, qui gérait l’usine E. Gagnon et Fils dans ces années-là, achetait notre crabe. Si je n’avais pas eu ces personnes, je ne sais pas ce qui serait arrivé. On a commencé bien encadrés», dit-elle.
Maintenant, Lina Condo, née d’une mère blanche et d’un père autochtone, admet qu’elle était bien placée pour gérer l’après-Marshall. «J’ai les deux cultures. Ça m’a facilité la tâche, comme ma connaissance du français et de l’anglais».
Elle a pris de l’assurance. «J’ai commencé à prendre des décisions, peut-être pas toujours la bonne. Un moment donné, nous avons eu une offre d’une autre usine que E. Gagnon et Fils pour acheter notre crabe et j’ai décidé d’essayer. Nous sommes revenus à E. Gagnon et Fils mais Herman m’a dit : “Je suis content, parce que tu as pris une décision.” Il fallait me laisser faire mes erreurs.»
Lina Condo a gagné un grand respect hors de Gesgapegiag. Elle est conseillère au développement des affaires pour Ulnooweg, qui appuie les pêches commerciales de 13 communautés du Québec et du Nouveau-Brunswick.
«Toutes sortent d’activités dépendent de Marshall, ou sont nées après Marshall. Ulnooweg est l’une d’elles, comme l’AGHAMM», dit-elle. L’Association de gestion halieutique mi’gmaq et malécite participe aux consultations et décisions de gestion des ressources aquatiques et des océans.
Les Mi’gmaqs voient grand. «Avant, le homard était vendu directement à des poissonneries ou des usines hors de Gesgapegiag. Maintenant, on achète le homard de nos bateaux, on le vend nous-mêmes à notre magasin, le Lobster Hut, et si on en a trop, on le vend à l’usine. On a acheté un camion, on a un entrepôt et trois employés travaillant à notre vivier. La diversification est nécessaire. […] On essaie d’aller chercher des permis pour d’autres espèces», souligne Lina Condo.
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DES RETOMBÉES ET DES JEUNES
LISTUGUJ — Les pêches commerciales ont généré des revenus de 26 millions $ et 160 emplois dans les communautés gaspésiennes de Listuguj, Gesgapegiag et Gespeg en 2018. On y retrouve environ 3500 résidents. Les données de 2019 sont à venir. Les revenus de captures ayant augmenté au Québec, la tendance touchera aussi les autochtones.
Cet argent sert partout, note Fred Metallic, directeur des Ressources naturelles de Listuguj.
«Les fonds générés par les pêches commerciales jouent un rôle important sur les plans économique, écologique et social, mais […] l’argent sert aussi à appuyer financièrement les étudiants qui ont besoin de parfaire leur formation à l’extérieur, dans le domaine de la santé, à des gens qui ont besoin d’un emploi à court terme, en éducation offerte dans la communauté et dans d’autres domaines», dit-il.
«La différence avec nos pêcheries, c’est que contrairement aux autres pêches, elles ne sont pas détenues privément. […] Une partie des permis de pêche de Listuguj est gérée directement par le département des Ressources naturelles alors que certains permis sont loués à des pêcheurs autochtones. En bout de course, cet argent est amalgamé pour financer des projets de nature diverse», note-t-il.
«Trop souvent, les gens sont sous l’impression que ce développement de nos pêcheries s’est fait au détriment d’autrui. Ce n’est pas le cas. Nous avons apporté notre contribution aux pêches en général. Vingt ans après le jugement Marshall. Nous sommes loin d’un secteur en difficulté», dit M. Metallic.
Les chiffres le prouvent. Les revenus totaux des pêches commerciales québécoises augmentent constamment depuis 2013, hormis une légère baisse en 2018. Ces revenus ont atteint 388 millions $ en 2017, avant transformation en usine, et 364 millions $, un chiffre préliminaire, en 2019. C’est environ le triple des revenus avant Marshall.
«Les pêches et la foresterie nous aident à devenir de plus en plus indépendants des paiements de transfert [de l’État]. Nous ne voulons pas dépendre de ces transferts et de toute façon, ils diminuent», dit M. Metallic.
Johanne Basque, coordonnatrice des pêches à Gespeg, assure que les pêches sont «la source principale de revenus de la communauté. Sans pêches commerciales, ce serait difficile de donner les services que nous offrons aux membres. Nous ne voulons pas arrêter là. Nous avons des projets de diversification, pour aller au-delà de la capture. Nous envisageons la transformation».
Débouchés
La moitié des autochtones a moins de 25 ans. Le jugement Marshall et les organisations nées depuis 1999 pour structurer les pêches ont créé des débouchés pour les jeunes.
À Gesgapegiag, Tanya Condo, 24 ans, est agente de liaison entre l’Association de gestion halieutique (AGHAMM) et la Garde côtière canadienne, un emploi requérant de la polyvalence.
«Il y a beaucoup de travail de bureau, mais aussi du travail sur les bateaux. On travaille même sur les rivières. J’aime ça. Je tripe. C’est l’emploi que je voulais», dit-elle.
Ex-étudiante en biologie, elle avait réalisé des inventaires de bar rayé avant de participer à un inventaire de homard mené par l’AGHAMM et le Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie.
«Ces emplois et nos organismes de gestion des pêches n’auraient pas existé sans le jugement Marshall», souligne Tanya Condo.
Éric Polichuck était guide de pêche sportive cherchant un meilleur emploi quand il a joint les pêches commerciales, et Herman Synnott.
«Herman était mon capitaine. Il m’a tout appris. Il a été mon mentor», résume Éric Polichuck, maintenant superviseur des cinq bateaux semi-hauturiers de Gesgapegiag. Il est capitaine depuis 2013.
«Comme superviseur de flottille, je dois coordonner tout ce qui est relié aux bateaux, m’assurer que les bateaux sont impeccables et en ordre pour la saison. On a commencé il y a 20 ans avec la crevette et le crabe, mais on a maintenant des permis de flétan, de turbot et de concombre de mer», dit-il.
«Je voulais me trouver un emploi en 2002, mais je suis tombé en amour avec les pêches. Je vais encore en mer. Je n’aurais pas pu trouver mieux», dit-il.
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LIGNE DE TEMPS
1996
Le jugement Marshall porte le nom de Donald Marshall fils, un Mi’gmaq de Membertou, une réserve de Nouvelle-Écosse. Il était déjà connu au Canada en 1996 quand il a été accusé de pêche illégale à l’anguille par le ministère fédéral des Pêches et des Océans. En 1971, il avait été accusé injustement du meurtre de son ami Sandy Seale, et il avait passé 12 ans en prison pour cet homicide commis par Roy Ebsary.
1999
Trouvé coupable en Cour provinciale, un jugement maintenu en Cour d’appel, il porte sa cause en Cour suprême, basant son plaidoyer sur des traités de 1760-1761 attribuant aux Mi’gmaqs le droit absolu de pêcher et de vendre leurs prises. Il gagne le 19 septembre. «L’arrêt Marshall» incite la plupart des 34 communautés autochtones de l’est du pays, et celles du Québec, à entamer une pêche du homard, une espèce surtout pêchée le printemps.
Plusieurs incidents éclatent au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse, où les pêcheurs non-autochtones refusent le jugement et voient en la pêche d’automne une menace pour la ressource. Des échanges violents surviennent près de Burnt Church et d’Indian River. De nombreux casiers et trois usines sont détruits, des bateaux sont endommagés, un quai est incendié et des routes sont bloquées.
2000
À l’hiver, un travail gigantesque commence pour Pêches et Océans Canada : organiser les pêches du printemps, déterminer la part autochtone, acheter les permis et implanter ces pêches. Février, Ottawa achète 1000 permis, incluant des licences convoitées pour le homard, la crevette et le crabe, mais aussi des espèces moins pêchées, des poissons surtout. Ces acquisitions découlent de 5000 permis rendus disponibles par 1400 pêcheurs, plusieurs ne voyant pas d’avenir en mer. L’État y débourse 160 millions $ dans quatre provinces. Le 21 avril, 13 réserves s’entendent avec Pêches et Océans Canada. En août, 27 ont signé. Burnt Church et Indian River résistent. D’autres incidents ponctueront l’automne, dont un blocus routier par Burnt Church. L’accalmie n’y arrivera qu’en 2002.
En Gaspésie, 1999 et 2000 sont calmes. Des incidents étaient survenus en septembre 1996 après qu’un Mi’gmaq du Nouveau-Brunswick ait entamé une pêche du homard à Miguasha. Des homardiers avaient réagi, notamment en brûlant des casiers à Carleton.
2009
Décès de Donald Marshall, d’un cancer. Il aura marqué le droit canadien. En 1989, six ans après son acquittement pour meurtre, une Commission royale d’enquête suggère plus de transparence dans la loi sur la divulgation des preuves recueillies en enquête.