https://lecourrier.ch/app/uploads/2019/12/dun-anthropocene-a-lautre-936x546.jpg
«Cyborg», Crusty Da Klown, 2019. FLICKER/CC-0

D’un anthropocène à l’autre…

Dans Novacène, J. Lovelock annonce la fin de l’anthropocène – ou l’humanité détrônée par des «cyborgs»… Aussi délirante soit-elle, la thèse du père de l’hypothèse Gaïa s’inscrit dans le continuum des premières intuitions lui ayant valu son renom mondial, selon A. Chollier. Qui pointe les «dangers d’une pensée obsédée par la transformation de la culture en nature».

by

«Les appareils qui programment ce monde sont d’ultra-rapides idiots. Or, rien n’est plus terrifiant que la stupidité.»
Vilém Flusser

La parution de l’Atlas de l’anthropocène (Presses de Sciences-Po, 2019), codirigé par François Gemenne et Aleksandar Rankovic, est à saluer. Parcourir d’un bout à l’autre cet ouvrage, ou sinon plonger à loisir dans ce kaléidoscope de sujets, de phénomènes et d’échelles (temporelles ou spatiales) permet de saisir à la fois les contours et les enjeux de notre époque. Nous savions la crise actuelle profonde; nous la découvrons complexe, à la fois dans les diagnostics produits et les décisions rendues. A tel point qu’à chaque nouvelle proposition concrète une série de problèmes quasi insolubles semble s’abattre sur ses promoteurs et les laisser à quia. Ou tout au moins dans l’obligation de «composer avec les évolutions en cours» et les forces en présence – avec le résultat que l’on sait.
Si nous partageons la mise en garde de Gemenne et Rankovic – «Méfions-nous des marchands de solutions, qu’ils jouent sur les terrains idéologique ou technologique» –, il faut reconnaître que l’anthropocène est davantage l’ère du conflit que celle du consensus ou de la dite «composition». Conflit tout d’abord autour du nom à donner à cette période inédite dans la géohistoire. Doit-on suivre le chimiste de l’atmosphère Paul J. Crutzen quand il propose en janvier 2002 de la nommer «ère de l’homme» ou doit-on plutôt choisir une des cent appellations alternatives qui ont cours aujourd’hui, parmi lesquelles se trouvent pêle-mêle «carbocène» (ère des combustibles fossiles), «capitalocène» (du capital), «thanatocène» (de la destruction), «agnotocène» (de l’ignorance choisie)…?
Alors que l’Union internationale des sciences géologiques n’a toujours pas entériné la proposition de Crutzen, d’aucuns pensent que l’humanité, avec des degrés de responsabilité extrêmement dissemblables, est devenue un acteur géologique. Certains s’en accommodent, comme les tenants de la géoingénierie, y voyant même l’opportunité de financer leurs recherches et de développer de nouveaux marchés. D’autres, la plupart en fait, s’en inquiètent. Tandis que d’autres encore prennent tout le monde de court et n’annoncent rien moins que la fin de l’anthropocène.

L’abandon de l’énergie nucléaire comparé à un «autogénocide»

James Lovelock est mondialement connu pour son hypothèse Gaïa. Elaborée à l’heure des débuts de l’exploration spatiale et de la découverte des premières images de la Terre prises depuis l’espace, ses prémisses peuvent être résumées ainsi: «Les voyages spatiaux firent plus que modifier notre perception de notre Terre. Ils fournirent une information relative à son atmosphère et à sa surface qui favorisa une compréhension nouvelle des interactions entre les parties vivantes et inorganiques de la planète. De celle-ci est née l’hypothèse suggérant que la matière organique, l’air, les océans, et la surface terrestre de la Terre forment un système complexe susceptible d’être appréhendé comme un organisme unique»1. C’est sur les conseils de l’écrivain William Golding qu’il nomme ce super-organisme «Gaïa» et c’est avec la microbiologiste Lynn Margulis qu’il approfondit son intuition de départ pour arriver à l’idée que la Terre constitue un système capable de favoriser la vie.

Pour Lovelock, des questions capitales se font aussitôt jour: quelle place l’humain occupe-t-il dans ce système? Quelles relations se nouent entre «l’espèce animale dominante» et ce système vivant complexe? Enfin peut-on postuler un «éventuel déplacement de pouvoir entre eux»?

A ce premier livre va en succéder bien d’autres, parmi lesquels Gaia. Une médecine pour la planète (2001) ou La Revanche de Gaïa (2007). Mais c’est finalement dans son dernier opus, non traduit en français, Novacene: The Coming Age of Hyperintelligence («Novacène: l’âge à venir de l’hyperintelligence»), sorti cet été aux MIT Press, à l’heure où l’auteur fêtait son centième anniversaire, que Lovelock répond à l’ensemble de ces questions.

On connaissait ses avis extrêmement clivants sur toutes sortes de sujets de société. A l’exception du réchauffement climatique qu’il considère dorénavant comme une menace indirecte, ses idées n’ont en vérité guère dévié. Le recours à la géoingénierie reste plus que jamais à l’ordre du jour. L’explosion démographique demeure un problème majeur, tandis que l’abandon de l’énergie nucléaire est comparé à un «autogénocide»! Aussi surprenantes soient-elles, ces affirmations ne sont qu’un avant-goût de Novacène.

Les idées relatives à l’anthropocène tout d’abord. Vous pensiez que cet âge de l’homme, aussi inédit soit-il, pouvait le prendre par surprise? Eh bien détrompez-vous, car pour Lovelock rien n’est plus naturel que l’anthropocène. Il serait même un «produit de l’évolution», en ce sens «une expression de la nature». Parce que selon lui l’homme est la «façon dont l’univers s’est éveillé à la conscience», chaque action humaine peut en retour logiquement s’apparenter à une action cosmique, donc naturelle. Dès lors si un missile nucléaire devait un jour être lancé pour détruire ou dévier de sa route un astéroïde menaçant la Terre, la raison serait à chercher non du côté du complexe militaro-industriel qui l’a produit mais de la Terre elle-même; laquelle l’a rendu possible dans le but de protéger la vie…
Il faut dire que Lovelock fait préalablement sien le principe anthropo-cosmologique de John D. Barrow et Frank J. Tipler selon lequel l’information serait une propriété innée de l’univers et, partant, l’existence d’êtres intelligents une finalité cosmique; et qu’il va jusqu’à souhaiter que «le bit soit la particule élémentaire à partir de laquelle l’univers est formé»!

Aussi surprenantes soient-elles au premier abord, ces idées s’inscrivent en réalité dans le prolongement de ses premières intuitions. Sous couvert d’une prise de distance radicale avec nos cadres de pensée habituels, l’hypothèse Gaïa n’aura peut-être été qu’une extension et une amplification de la théorie cybernétique fondée par Norbert Wiener. Ainsi était-il logique que dès le départ Lovelock qualifie la Terre de «système cybernétique biologique»2 et qu’il comprenne l’homme comme un de ses rouages essentiels; essentiel bien qu’imparfait.

Sachant que la cybernétique fut à l’origine destinée à «remplacer la décision aléatoire et subjective des hommes par celle, rationnelle et objective, des calculateurs»3, et que Lovelock naturalisa très tôt ce phénomène techno-scientifique, il est somme toute logique qu’il puisse aujourd’hui affirmer que notre «règne en tant que seuls êtres capables de comprendre le cosmos est tout prêt de se terminer».
Ainsi sans le savoir, nous serions entrés de plain-pied dans le Novacène, cet âge de la cybernétique, d’une intelligence artificielle auto-apprenante émancipée de sa tutelle humaine, filant quasi à la vitesse de la lumière et dont le message ultime serait: la communication tant écrite qu’orale, parce que faisant barrière à la pensée véritable, est un vestige du passé.

Mais il n’est pas lieu pour lui de s’inquiéter car l’essentiel demeure intact: la Terre continuera d’«élever les comprenants» (nurture the understanders). Qu’entend-il par là? Simplement que de nouveaux êtres – il les nomme «cyborgs» – reprendront le flambeau de l’évolution des mains de l’humanité. Glaçant, proprement glaçant.

Mais n’ayons crainte, humains et cyborgs – ceux-ci n’auraient pas forcément des traits anthropomorphes et composeraient plutôt un «écosystème parallèle» – auront vocation à vivre en paix. Pourquoi donc? Pour la simple raison qu’ils partageraient un même projet: assurer leur survie, autrement dit conserver une température terrestre moyenne permettant à la vie organique et électronique de se perpétuer (l’ingénieur fixe cette limite à 47°Celsius, sachant qu’elle est actuellement de 15°C!). Et peu importe si nous perdons pour l’occasion le statut de créature la plus intelligente car nous demeurerions pour les cyborgs des «collaborateurs», voire des sources d’agrément, un peu comme le seraient pour nous les fleurs et les animaux de compagnie, «des êtres enfermés dans des processus de perception et d’action formidablement lents»! Avant que, abandonnant tout anthropocentrisme apparent, Lovelock annonce un temps où les cyborgs deviendront l’unique forme d’intelligence terrestre et doteront la Terre de nouvelles capacités…

Naturalisation à tout-va

Lire le Lovelock d’aujourd’hui plutôt que le Lovelock d’hier est une expérience plus enrichissante que déroutante. On y perçoit mieux qu’ailleurs les dangers d’une pensée obsédée par la transformation de la culture en nature et qui, pour cela, naturalise à tout va.

Comme le remarque Vilém Flusser, «on peut changer les faits, on ne peut pas changer les données»4. Pour Lovelock, Gaia est une donnée, non un fait. Voilà pourquoi il joue à la fois sur les terrains technologique et idéologique. Nous connaissons désormais l’output, mais quels sont les inputs?

Un géologue contemporain de Darwin, James D. Dana, avait déjà défendu l’idée d’une évolution sans retour de l’intelligence, processus nommé «céphalisation». Plus tard, Wladimir Vernadsky, le grand savant russe de la biosphère, allait reprendre cette idée en soulignant cette fois que «le cerveau qui atteint un certain stade dans le processus d’évolution n’est plus sujet à la régression et ne peut que progresser», alors «un futur immense est ouvert»5. Lovelock s’inscrit résolument dans la lignée de ces métaphysiciens de l’avenir.

Certains d’entre nous ont pu croire que parce que le dogme du progrès était mis à mal, l’ardeur de ses laudateurs serait mise à mal, ou tout au moins «tempérée». Aujourd’hui il apparaît clairement que plus la réalité vient les démentir, plus ils s’arc-boutent; même s’il faut pour cela tomber, et Lovelock en est la preuve malgré lui, dans les délires les moins vraisemblables ou les simplifications les plus outrancières; comme lorsqu’il laisse supposer que l’intelligence est fonction de la vitesse de déplacement de l’information.

Bêtise ou intelligence artificielle oblige, la fin de l’anthropocène, que Lovelock le veuille ou non, n’est toujours pas à l’ordre du jour. Pour le meilleur ou pour le pire.

Notes

1. J. Lovelock, La Terre est un être vivant, Ed. du Rocher, 1986, p. 16-17.
2.Cf. J. Lovelock, «Gaia as seen through the atmosphere», Atmospheric Environment, 1972, vol. 6, p. 579-580.
3.Pièces & main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur, Service compris, 2017, p. 60.
4.V. Flusser, Post-histoire, T&P Work Unit, 2019, p. 148.
5.W. I. Vernadsky, «The Biosphere and the Noosphere», American Scientist, janvier 1945, 33(1), p. 7, 8.