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Pierre Vandergheynst: «La discussion sur l’intelligence artificielle est une source considérable de bullshit.»© Eddy Mottaz/Le Temps
Portrait

Pierre Vandergheynst, maître de la pensée computationnelle à l’EPFL

Le nouveau pétrole, c’est les données, que l’intelligence artificielle permet d’exploiter. Pour le vice-président de l’école lausannoise, il faut donner aux ingénieurs, et à la population, une solide culture numérique

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Il est l’une des rock stars de l’EPFL. Pierre Vandergheynst fait partie de ces scientifiques capables d’expliquer en termes simples des matières complexes à un large public. Mais, à l’inverse de beaucoup de ses collègues, il n’est pas passé par les grandes universités américaines… Et il parle un français presque exempt d’anglicismes. Comme vice-président responsable de l’Education, c’est lui qui a introduit ce qu’on appelle la «pensée computationnelle» dans les cursus de l’EPFL. Une nouvelle branche de base, au même titre que les maths et la physique. Mais cette discipline ne doit pas être réservée aux futurs ingénieurs, insiste-t-il.

Pour éviter un fossé grandissant entre ceux qui maîtriseront les nouveaux outils et ceux qui ne feront que les utiliser avec le risque de les subir, il faut régler la question de l’éducation numérique. Expliquer ce qu’implique l’explosion des données produites par chacun, jour après jour. «La Suisse pourrait être pionnière, ajoute-t-il. Pour l’heure, elle fait partie des suiveurs.»

A l’école primaire aussi

Les expériences menées dans les classes primaires avec le petit robot Thymio développé au Centre Learn de l’EPFL et qui donnent aux écoliers les bases de la programmation indiquent la voie à suivre. Les responsables de l’Instruction publique, notamment dans le canton de Vaud et en Valais, ont compris les enjeux. Mais le chemin est encore long.

Progrès également en matière de formation continue: avec l’Extension School, tous ceux qui veulent s’initier ou se perfectionner dans les domaines de la science des données ou de l’intelligence artificielle peuvent le faire en ligne. Un diplôme de la prestigieuse école à la clé.

Une enfance en Wallonie, terre d’immigration des Flamands pauvres venus chercher de l’emploi dans la région des charbonnages. Une mère secrétaire, un père employé dans l’administration… rien ne prédestinait Pierre Vandergheynst à une carrière scientifique. Sauf que, pour son 12e anniversaire, il demande un télescope. Et un microscope l’année suivante. Ce qui fait rire ses frères. «Je voulais comprendre les lois de l’univers et de la nature, je lisais beaucoup, souvent perdu dans mes rêves. Et j’étais plutôt… très bon élève.»

On l’interroge sur son arrivée en Suisse. Après un doctorat en physique à l’Université de Louvain, il répond à une offre d’emploi pour un poste de chercheur à l’EPFL. Il a passé plusieurs années à creuser les fondements mathématiques de la physique, le voilà qui se forme seul et sur le tas à l’informatique, les mains dans le cambouis du code, participant notamment à un projet de collaboration avec l’entreprise Logitech.

Ses goûts musicaux? Il est fan du chanteur australien Nick Cave. Sa nouvelle coupe de cheveux, lui qui a longtemps porté une queue-de-cheval? Sa marque de fabrique comme professeur assistant super-précoce, comme directeur de la section d’électricité et, dès 2017, comme vice-président, responsable de l’Education.

Dans toutes ces fonctions, il s’est engagé sans compter et cultive au plus profond l’ADN de la nouvelle EPFL. Une école qui a doublé de taille sous l’ère Aebischer, qui a chamboulé le paysage universitaire helvétique et conquis une notoriété mondiale. Il s’agit désormais de se rapprocher encore davantage de la société pour l’aider à relever le défi de la numérisation et de la transition écologique. Une conviction portée par l’équipe du président actuel, Martin Vetterli. Une responsabilité et un motif de fierté. Un impératif éthique.

Le syndrome de l’imposteur

Alors, pourquoi ce changement de look? «En début d’année, je me suis regardé dans la glace et je me suis dit que j’atteignais l’âge de raison. Une décision qui a aussi correspondu à un tournant dans ma vie privée.» Pendant près de trois mois, en début d’année, lui, l’un des enseignants les plus populaires de l’école, peut se déplacer incognito sur le campus. «Plus personne ne me reconnaissait. Une expérience bizarre. Avec 15 centimètres de cheveux en moins, je suis pourtant resté le même gaillard.»

Avec, toujours, cette modestie qui pourrait passer pour de la coquetterie: ce brillant scientifique dit souffrir d’un immense syndrome de l’imposteur. Il se soigne en parlant à ses jeunes collègues, explique-t-il: «On trouve dans le monde académique beaucoup de chercheurs qui ont le sentiment de ne jamais en faire assez. Ils passent leurs week-ends dans leur labo. Ils s’épuisent au travail. Le doute, c’est bien. Trop de doute, c’est malsain. Je le sais, je suis passé par là. Il faut lutter contre ce penchant délétère.»

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 Eddy Mottaz/Le Temps

Comme il est important de s’exprimer sur l’autisme. «Longtemps, je n’en ai pas parlé publiquement: mon fils de 9 ans est un enfant autiste. Ce qui me marque énormément, vous pensez bien. La mise à l’écart, d’abord. L’incapacité de notre société à accepter des individus qui sortent des cases établies et qui ont un rapport différent à l’apprentissage. Dans le système scolaire actuel, mon fils est dans la marge. Et, en Suisse, la marge n’est pas très confortable.»

Sur Twitter, il ne manque d’ailleurs pas l’occasion d’épingler les préjugés sur l’autisme, comme d’ailleurs ceux touchant ses autres domaines d’intérêt. Le rapport entre l’homme et la machine, en particulier: «La discussion sur l’intelligence artificielle est une source considérable de bullshit.»

Il se réjouit ainsi des déboires récents de la fameuse Singularity University, le temple des transhumanistes de la Silicon Valley. Cette université a été créée sur une idée simple: il n’y a pas de limite au développement technologique, et les robots penseront bientôt comme les humains. Lui n’y croit pas: «Le piège sémantique quand on parle d’intelligence artificielle, c’est, justement, le mot intelligence.»


Profil

1972 Naissance à Mons, Belgique.

1998 Doctorat en physique.

1999 Entre à l’EPFL comme post-doctorant et collabore avec Logitech.

2002 Nommé professeur assistant, puis professeur ordinaire 12 ans plus tard.

2007-2010-2013 Dates de naissance de ses trois enfants.

2017 Vice-président de l’EPFL, chargé de l’Education.