Traducteurs-interprètes, quand la justice devient l'otage du communautarisme
by Solange Bied-CharretonDans les tribunaux français, de plus en plus d'interprètes sans scrupules trahissent le secret de l'instruction, participent à une entreprise de corruption ou servent le communautarisme. Enquête sur un scandale méconnu.
À peine a-t-on laissé Oscar à la porte du café, fait quelques pas sur le boulevard pour prendre la mesure de sa stupéfiante confession, qu'il envoie ce SMS : « J'espère que l'anonymat sera total. » Nous l'assurons, encore une fois, de notre discrétion. On rassure à tout-va les traducteurs-interprètes et avocats que nous avons interrogés ces derniers jours, car tous ont exprimé cette même inquiétude. « C'est un sujet sensible qui touche aux pratiques de certains policiers, on aimerait de ce côté-là être totalement protégés », m'avait soufflé Isfra, quelques jours plus tôt. Elle n'avait pas voulu parler dans un lieu public et s'était rendue directement à la rédaction de Valeurs actuelles pour vider son sac.
Qu'est-ce qui peut pousser des traducteurs judiciaires, conséquemment auxiliaires de justice et collaborateurs du service public, à craindre ainsi la puissance de l'État ? Ou, plutôt, comment se fait-il que la justice et la police, qu'ils servent et honorent, ne soient pas en mesure d'assurer leur sécurité ? Poser la question, c'est déjà soulever le problème, car le rapport de la République avec ces linguistes diplômés est loin d'être établi selon des règles précises. Jusqu'à une date récente, ils faisaient partie de ces 40 000 personnes employées “au noir” par le ministère de la Justice, sans fiche de paie, sans couverture sociale.
L'article préliminaire du code de procédure pénale dispose que, « si la personne suspectée ou poursuivie ne comprend pas la langue française, elle a droit, dans une langue qu'elle comprend et jusqu'au terme de la procédure, à l'assistance d'un interprète » et l'urgence est la mère des circonstances aberrantes dans lesquelles certains interprètes sont réquisitionnés.
Aujourd'hui encore, toute personne affirmant parler une langue peut déposer sa candidature pour travailler avec la justice et figurer sur la liste des experts de la cour d'appel.
Il existe une liste d'experts, celle de la cour d'appel, constituée de personnes au casier judiciaire vierge, ayant fait l'objet d'une enquête de moralité. « Sans qu'on sache bien pourquoi , explique Leïla, elle n'a été que très peu modifiée depuis des années. Et quand on veut y figurer, le refus qu'on nous oppose n'est pas motivé. » Si aucun des interprètes experts près la cour d'appel n'est disponible, c'est vers une seconde liste que l'on se tournera, celle du Ceseda (code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile). En dernier recours, il est tout à fait possible de s'adresser à n'importe quelle personne parlant la langue demandée, de la faire venir dans un commissariat ou au tribunal, de la faire travailler. Interrogée à ce sujet, une avocate rit jaune en évoquant « l'épicier du coin ou l'ouvrier en bâtiment qui passait par là ». Pour elle, qui officie au pénal et a plusieurs fois rencontré des difficultés avec les interprètes, il est temps de sonner la fin de la récréation.
« C'est un voyage en absurdie, quand on pense que l'exercice du traducteur-interprète judiciaire n'est devenu légal qu'en 2016 », nous explique un porte-parole de l'UTI (Union de traducteurs et interprètes). Aujourd'hui encore, toute personne affirmant parler une langue peut déposer sa candidature pour travailler avec la justice et figurer sur la liste des experts de la cour d'appel. Depuis cet été, circule une pétition initiée par l'UTI « pour la création d'un répertoire national unique d'interprètes et traducteurs judiciaires agréés » et l'instauration d'une procédure transparente pour la sélection des professionnels, car une opacité totale règne toujours sur leur recrutement et les interprètes en place entendent jouir de leur avantage sans partager et user au besoin de moyens peu orthodoxes. Menaces de faire blacklister les concurrents par tel ou tel commissariat, intimidations, violence parfois. « Il y a des personnes diplômées. Il y a aussi des personnes qui savent à peine lire et écrire le français, et la chancellerie les emploie, les réemploie. Les officiers de police judiciaire aussi », rapporte Oscar. Il parle d'occupation du terrain, de « territoire à défendre », même. D'une loi de la jungle.
Subjectivité et corruption
Au secrétariat général du parquet du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, on se veut rassurant : « Il est vrai que parfois on détecte des difficultés, mais le tribunal est en train de mettre en place un nouveau système, pour lutter contre l'amateurisme. » Le recrutement sous contrat d'un an renouvelable de traducteurs-interprètes salariés, qui échapperont ainsi à la précarité et seront obligatoirement diplômés. Nombre de postes ? Seulement huit cette année. Ce n'est que lorsque Valeurs actuelles évoque la guerre entre interprètes qu'on tombe des nues. « Il faut, conseille-t-on, en parler au parquet. » Le secrétariat général du parquet s'émeut-il d'apprendre qu'à la 23e chambre correctionnelle, celle des comparutions immédiates, on appelle toujours les mêmes traducteurs-interprètes en arabe, que ceux-ci sont pour la plupart retraités, n'écrivent pas la langue, ne parlent que le dialecte de leurs parents ? À juste titre, nous précise un avocat arabophone : « Il n'y a qu'à se référer à la classification des Langues O pour savoir que ces dialectes sont diamétralement différents. Quand on connaît le syro-libanais et qu'on entend des Maghrébins sans diplôme faire croire qu'ils le traduisent, on hallucine tout simplement. »
Les juges connaissent-ils l'existence d'Atilab (Association des traducteurs et interprètes en langues arabe et berbère) qui sévit sans diplôme de tribunaux en commissariats ? « Atilab, dans un commissariat, c'est un interprète et ses deux frères. Dans un autre, c'est la mère et le fils… », détaille notre avocat.
Les interprètes-traducteurs de langue arabe interrogés décrivent sans mal un climat de corruption dans les commissariats. Si la stratégie d'occupation du terrain fonctionne auprès de certains greffes, elle s'accompagne d'attentions spéciales du côté de la police. Des “traducteurs” payent des repas, voire des vacances aux officiers de police judiciaire (OPJ). Une photo circule sur Internet. Le couple Clinton prend son petit déjeuner dans un palace au Maroc. À leurs côtés, le traducteur qui les accompagne, ravi d'avoir décroché le gros lot, et un OPJ français, qui profite de son séjour à Marrakech.
“Dis à ces connards ce qu'ils ont envie d'entendre et qu'on en finisse : que t'as volé pour pouvoir prendre ton billet de retour tellement t'as hâte de partir.”
Des histoires tournent en boucle, de confidence en confidence. Le témoin d'une rixe qui s'est tenue en arabe s'est retrouvé traducteur improvisé au commissariat (ce que la loi interdit formellement, on ne saurait être traducteur et témoin). Cet homme, simple employé de la RATP, a désormais son couvert au commissariat.
« Quand je trouvais mon type touchant, il m'arrivait dans le flot de paroles d'un juge de lui dire des choses en arabe comme : “Dis à ces connards ce qu'ils ont envie d'entendre et qu'on en finisse : que t'as volé pour pouvoir prendre ton billet de retour tellement t'as hâte de partir.” Pour des dossiers plus compliqués avec plusieurs mis en examen, lorsque j'avais des écoutes à traduire, il m'arrivait même d'inventer des trucs de toutes pièces pour défendre ceux de la bande que je trouvais les plus pitoyables », écrit Hannelore Cayre, dans son roman policier la Daronne (Métailié), qui mettait en scène les tribulations d'une traductrice judiciaire. Fiction ? On en doute. Cette romancière est avocate, elle décrit ce qu'elle a vu.
Le calendrier de GFTIJ (Groupement français de traducteurs et interprètes judiciaires), aux couleurs de la République française, une entreprise fondée par un certain Hasnain Muzaffar, a longtemps été placardé dans les commissariats de Seine-Saint-Denis. Jusqu'à ce qu'un procureur de Bobigny leur envoie une lettre leur interdisant de travailler avec cet organisme, notifiant au passage une usurpation des logos de la République et de la police. Pris de court, certains commissariats continueraient néanmoins à faire appel aux interprètes qu'ils avaient recrutés par ce biais.
Oscar, copte égyptien, passe entre les gouttes. Lorsqu'il a été pris à partie par le prévenu qui l'interpellait : « Pourquoi tu dis pas inch'Allah ? Dis inch'Allah ! », il a préféré lui dire de se taire pour ne pas se faire remarquer.
Au reste, le GFTIJ poursuit son petit bonhomme de chemin, jamais très regardant sur le recrutement. Toute une famille pakistanaise y travaille. Une auxiliaire de vie aussi. Celle-ci a fait venir sa sœur d'Algérie, elle lui a délivré des cours de français, avant de la faire entrer dans les commissariats. Elles en “gèrent” plusieurs de concert. Et tout ce petit monde de spécialistes autoproclamés se livre, via la messagerie WhatsApp, a du trafic de traduction. Nous avons eu accès aux copies d'écran. « Il récupère les traductions à domicile et fait des réductions de prix en fonction du prix qui a été avancé par d'autres traducteurs ! » On fanfaronne, le business tourne. Violation du secret de l'instruction, rien de moins.
Communautarisme, aussi. La traduction arabe semble être la chasse gardée des Maghrébins. Levantin ? Vous aurez toutes les peines du monde à travailler. Vous n'êtes pas musulman, ou ne semblez pas vivre comme un musulman ? Ce sera d'autant plus difficile, dans un environnement où prévenus et traducteurs s'échangent des “wallah”, des “ inch'Allah” et autres. L'entente, au demeurant, est-elle souhaitable entre l'auxiliaire de justice et le suspect ? Et lorsqu'on se donne du “mon frère” ? En octobre 2017, Libération rapporte qu'au moment du procès d'Abdelkader Merah, la mère du prévenu est « assistée d'une interprète qui lui caresse le dos comme on soigne une grand-mère » . Cela n'aura pourtant pas marqué les esprits. Au demeurant, cette traductrice n'est que l'auxiliaire de vie évoquée plus haut, experte près la cour d'appel.
Isfra, qui a appelé Valeurs actuelles pour « clarifier son témoignage », dit avoir subi des pressions d'un confrère traducteur au motif qu'elle ne partage pas la vie d'un musulman. Oscar, copte égyptien, passe entre les gouttes. Lorsqu'il a été pris à partie par le prévenu qui l'interpellait : « Pourquoi tu dis pas inch'Allah ? Dis inch'Allah ! », il a préféré lui dire de se taire pour ne pas se faire remarquer. C'était une affaire de terrorisme et, depuis, il les évite.
“Ma loi, ce n'est pas la République, ma loi, c'est l'islam”
Il y a aussi les exemples de paroles transformées, de phrases de prévenus où les nombreux “sur le Coran de La Mecque”, sur lequel ils jurent, disparaissent de la traduction, par la volonté d'un interprète complice, qui choisit de les couvrir. En dernier lieu, on nous rapporte le cas d'un traducteur qui ne serre la main d'aucune femme, sauf celle de la greffière, car cette main le paie. « Ce serment ne vaut rien. Ma loi, ce n'est pas la République, ma loi, c'est l'islam », aurait-il lancé à propos de l'assermentation à la République. Ces témoignages glaçants, il en existe encore des dizaines. Expert, le président d'Atilaba, dernièrement, vu son assermentation révoquée. La raison de cette révocation n'est pas connue…
Nota bene : Sur la demande du secrétaire général du parquet de Paris, nous avons rédigé un courrier électronique au procureur de la République, détaillant par le menu les confidences des traducteurs dans l'optique d'alerter sur la situation. Il est resté sans réponse. Cette enquête a été également portée à la connaissance de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet. Celle-ci n'a pas souhaité réagir.