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L'open rotor pourrait être une solution pour réduire la consommation de carburant (Crédits : Reuters)

Aviation sans CO2 : oublions l'avion électrique, la solution est ailleurs, dit Safran

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Pour le groupe aéronautique, l'objectif de baisse des émissions de 50% en 2050 par rapport à 2005 (malgré la hausse du trafic) est atteignable. Mais sa réalisation ne passera pas par des avions 100% électriques, mais par la combinaison de plusieurs facteurs : l'entrée en service vers 2035 de nouveaux avions ultra-efficaces à moteurs thermiques, la généralisation des carburants alternatifs associant des biocarburants et des carburants synthétiques, et l'amélioration de la gestion des opérations. Pour autant, les obstacles sont nombreux.

La suppression des vols de courte distance et la course à l'avion électrique ne permettront jamais, selon le groupe aéronautique français Safran, de réduire en 2050 les émissions de CO2 générées par l'aviation de 50% par rapport à 2005, comme l'a fixée l'organisation internationale de l'aviation civile (OACI).

Les batteries électriques sont insuffisamment puissantes

Faute de batteries électriques suffisamment puissantes, les avions électriques ou hybrides pourront, certes, faire voler sur des distances maximales de 500 km des engins volants de très petite capacité comme les VTOL (véhicules à décollage vertical), et des avions commuter de 10-20 places (voire éventuellement des avions régionaux), mais ils ne pourront jamais faire voler des avions de 200 places sur plus de 1000 kilomètres d'ici à 2035, étape nécessaire selon Safran pour faire un gain significatif en termes de consommation de carburant et atteindre les objectifs de 2050.

"Sur ce type d'avions et de distances, il y aura certes de l'hybridation avec de l'électricité qui arrivera aux moteurs thermiques, mais remplacer des moteurs thermiques par des moteurs électriques, il faut oublier. Nous avons été bernés par ce qui se passe dans le secteur automobile, mais la batterie électrique ne répond pas aux demandes de l'aviation commerciale", a déclaré la semaine dernière devant la presse le directeur général de Safran, Philippe Petitcolin.

Les batteries électriques, qui ont aujourd'hui une puissance de 200 watts-heure par kilogramme [Wh/kg], sont trop faibles. Et les spécialistes des batteries n'ont pas de solutions dans les cartons.

"Pour faire voler un A320 qui transporte 80 tonnes de charge sur des trajets pouvant aller jusqu'à 5 heures, il faudrait emporter 180 tonnes de batteries qui soient 5 fois plus énergétiques que celles que l'on sait faire aujourd'hui et qui sont au-delà de la feuille de route des scientifiques", explique Stéphane Cueille, le directeur de l'innovation et de la R&T chez Safran.

Les vols de plus de 1000 km représentent 80% des émissions de l'aviation

Or, traiter la problématique des vols de plus 1000 km est la condition sine qua none pour atteindre les objectifs fixés. Ils représentent en effet 80% des émissions mondiales de C02 et ne peuvent pas, le plus souvent, être remplacés par d'autres modes de transport. Et ne seront jamais équipés de moteurs 100% électriques d'ici à 2050, et encore moins en 2035.

Ce constat, Safran souhaite visiblement le partager au plus grand nombre. Histoire de ne pas se laisser entraîner sur des fausses routes.

"Nous avons besoin de travailler sur ce qui a de l'impact sur le CO2 et pas sur ce qui donne l'impression qu'on travaille. C'est important. Car si les politiques nous demandent de travailler sur les mauvais sujets, collectivement on ne résout pas le problème", explique Stéphane Cueille.

"L'objectif est atteignable, nous avons une solution crédible"

En revanche, si Safran écarte l'avion électrique pour les vols de plus de 1000 km, le groupe aéronautique ne dit pas que l'objectif de réduction de 50% des émissions de CO2 en 2050 par rapport à 2005 n'est pas réalisable. Bien au contraire.

"Pour nous, c'est jouable. Il y a quelques mois, nous n'étions pas sûrs. Aujourd'hui, nous pensons que nous avons une solution qui est crédible. Nous avons regardé chacun des pavés et ils sont tous jouables. Est-ce que c'est gagné d'avance, bien sûr que non. Mais si nous faisons cela, oui nous avons une très grande chance d'y arriver", assure Philippe Petitcolin.

Quelle est donc cette solution miracle qui ne passera pas par un moteur électrique ? En fait, il n'y a pas une solution unique, mais la combinaison de plusieurs leviers. Trois exactement : l'entrée en service vers 2035 d'un nouvel avion court et moyen-courrier ultra-efficace; le développement de carburants alternatifs, des biocarburants dans un premier temps, puis des carburants synthétiques, tous compatibles avec les moteurs thermiques; et une gestion des opérations aériennes optimisée. Si ce dernier point peut réduire à lui seul 10% les émissions de CO2, voire de 20% si des mesures de baisse de la vitesse des avions étaient décidées, le renouvellement des flottes pourrait quant à lui apporter un gain de 50% et les nouveaux carburants de 40%.

Sauter une génération d'avion

Ces nouveaux avions en rupture seront ceux qui succèderont aux A320 Neo et B737 MAX. Pour Safran, ils devront "sauter une génération". C'est à dire qu'ils devront apporter un gain de consommation deux fois plus important que celui généralement constaté lors du remplacement d'un nouvel avion par un autre (15%).

"Il faut faire 30 à 40% de gain. Si, en 2035, nous parvenons à généraliser sur tous les segments de marché des avions qui font au moins 30% de gain de consommation de carburant, nous parviendrons à stabiliser les émissions de CO2", explique Stéphane Cueille, précisant que "le moteur, même s'il apportera une grande partie des gains espérés, ne pourra apporter la totalité. Résultat : "Il faut que les avionneurs jouent le jeu, c'est à dire qu'ils prennent des risques" pour améliorer l'aérodynamisme notamment et l'optimisation de la capacité en sièges.

Le débat entre des architectures traditionnelles avec un fuselage et des moteurs sous les ailes et des architectures en rupture comme l'introduction de moteurs "open rotor", situés à l'arrière de l'avion se poursuit. Si les avionneurs n'étaient pas très chauds ces derniers temps avec le concept d'"open rotor", l'accentuation de la pression environnementale peut remettre ce type de motorisation sur le haut de la pile. L'"open rotor" pourrait en effet apporter un gain de 15% par rapport au moteur "Leap" qui équipe l'A320 Neo et le B737 MAX, et être disponible vers 2035, selon Philippe Petitcolin. Mais "toutes les options sont sur la table", rappelle néanmoins Stéphane Cueille.

Lire aussi : Safran dévoile l'Open Rotor, un moteur en rupture pour les Airbus et les Boeing du futur

"Figer les technologies d'ici  5 à 7 ans"

Selon ce dernier, pour être prêts en 2035, "il faut que les technologies soient figées d'ici 5 à 7 ans pour lancer la phase de développement".  Dans tous les cas, ce nouvel avion passera nécessairement, selon Philippe Petitcolin, par un approfondissement des relations entre les avionneurs et les motoristes.

Surtout, l'objectif est de définir un système de production qui permette de baisser les coûts de production de cet avion, qui sera forcément plus onéreux qu'un avion qui n'aurait pas nécessité un saut de génération, afin d'introduire à "iso coûts" beaucoup de technologies qui permettront aux compagnies de faire des gains opérationnels et d'absorber les hausses de coûts du carburant ou le coût du CO2.

Des carburants plus chers

Car, pour réduire de moitié les émissions de CO2 en 2050 par rapport à 2005, ce nouvel avion aura besoin d'un carburant "vert", qui sera forcément plus cher que le kérosène d'aujourd'hui. Pour Safran, une partie de ces nouveaux carburants devra provenir des biocarburants. En raison de leur coût très élevé (ils sont 2 à 3 fois plus chers), ils sont quasiment inexistants aujourd'hui dans l'aviation. Ils ne représentent en effet que 0,1% de la consommation de carburant des compagnies.

"Aujourd'hui, 90 millions de tonnes de biocaburants sont produits dans le monde pour différents usages, essentiellement pour l'automobile. En 2035-2040, quand les transports terrestres auront migré vers des solutions adaptées, Il n'est pas délirant d'imaginer que la biomasse soit orientée pour des secteurs qui en ont besoin", explique Stéphane Cueille, précisant que cette "biomasse doit être durable", comme peuvent l'être les déchets, les huiles usagées, ...

Mais, si même un tel transfert se mettait en place, il ne permettrait pas de couvrir tous les besoins du transport aérien à cette échéance.

"Nous estimons que les carburants alternatifs pourront prendre le relais", indique Stéphane Cueille.

Pour lui, deux voies se dégagent : la première consiste à utiliser des carburants synthétiques verts, qui sont en fait des solutions à base d'hydrogène vert (ou Power to liquid). Concrètement, en combinant de l'hydrogène au CO2, on obtient du kérosène, sans biomasse, utilisable comme du carburant. Le CO2 pourrait provenir des industries qui en génèrent ou être capturé dans l'atmosphère. Aux yeux de Safran, c'est la solution la plus simple. Elle aurait par ailleurs l'avantage de pouvoir être introduite à hauteur de 75% dans un mélange avec du kérosène, voire à plus de 90% sans "énormes efforts de R&T".

Pour autant, si cette technologie ne parvenait pas à percer, il resterait, selon Safran, une autre solution, beaucoup plus complexe : utiliser l'hydrogène tel quel. Cette option, qui ne pourrait être envisagée qu'après 2040, constituerait un saut "énorme". Il faudrait en effet des avions spécifiques, plus gros pour embarquer des réservoirs cryogéniques très importants nécessaires pour emmagasiner de l'hydrogène liquide 2 à 3 fois plus volumineux que le kérosène.

Beaucoup d'incertitudes

Au final, la feuille de route de Safran tient en effet la route sur le papier. Mais elle suppose néanmoins un alignement parfait des planètes. Or, de sérieux obstacles existent. Tout d'abord, les espoirs portés sur les carburants durables et des carburants synthétiques sont conditionnés à un soutien politique pour mettre en place une filière, d'abord de biocarburants, ensuite d'hydrogène vert, pour l'aviation. Une telle filière ne pourra voir le jour que s'il y a une demande pour de tels carburants. Pour cela, il faut qu'il y ait une obligation d'incorporation pour les compagnies aériennes. Problème, au regard de la spécificité internationale du transport aérien, une telle règlementation ne peut se faire qu'à l'échelle mondiale, sous peine de créer des écarts de compétitivité entre les compagnies qui seraient obligées d'utiliser des carburants alternatifs beaucoup plus coûteux et celles qui n'y seraient pas contraintes. Vu la lenteur des débats pour mettre en place dans la douleur le système de compensation mondial des émissions de CO2 Corsia partir de 2020, il semble aujourd'hui illusoire d'espérer réunir tous les pays de la planète sur un tel projet.

"Dans l'idéal, il faudrait que cela soit à l'OACI. Au minimum en Europe", explique Stéphane Cueille. "L'Europe doit être en position d'influence et ne pas être en rupture avec certains pays", ajoute-t-il.

Lire aussi : Qui paiera le surcoût des biocarburants ?

Et si Boeing lançait prochainement le successeur du 737 MAX ?

Autre inconnue qui pourrait perturber le scénario de Safran. La date de lancement du programme du successeur des A320 Neo et des B737 MAX. Pour atteindre l'objectif, il faudrait que ces nouveaux avions arrivent sur le marché en 2035. Aujourd'hui, c'est grosso modo le calendrier d'Airbus. Récemment son directeur général, Guillaume Faury, indiquait qu'il tablait sur un lancement au milieu de la prochaine décennie pour une mise en service au début des années 2030. Jusqu'à la crise du B737 MAX, ce calendrier était également celui de Boeing. Le succès commercial des A320 NEO et des Boeing 737 MAX permettait de reculer la nécessité de lancer leur successeur. Et donc de laisser le temps aux technologies d'arriver à maturité.

Aujourd'hui, avec la crise du B737 MAX, il y a un doute. Un nouveau problème ou un boycott persistant de l'appareil après sa remise en service pourrait en effet pousser Boeing à lancer rapidement un nouvel avion comme le redoute Philippe Petitcolin. Une décision qui pousserait probablement Airbus à suivre dans les deux ans, selon lui. Or, le lancement d'un nouveau programme en 2022 pour une mise en service en 2027-2030 ne permettra pas d'atteindre les objectifs de réduction de la consommation de carburant espérée. Un avion lancé aussi tôt ne pourrait afficher qu'un gain de 5% seulement. Car les moteurs de nouvelle technologie ne seront pas prêts à ce moment-là. Et vu les sommes en jeu et la durée de vie des avions, il n'y aurait aucune chance, bien sûr, de voir les avionneurs relancer un avion dans la foulée qui soit disponible à l'horizon 2035.

Dans ce scénario, les déboires du B737 MAX conduiraient à l'échec de la réalisation des objectifs de réduction des émissions fixés pour 2050.

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