Lundi poésie : aujourd'hui, «le jeune à côté de moi regarde des vidéos YouTube»
Chaque semaine, coup d’œil sur l'actualité poétique. Ce lundi, un recueil papier pour une auteure habituée des réseaux sociaux.
by Guillaume Lecaplain«Regarde-moi facilement comme un fil d’actualité.» L’injonction amoureuse de Milène Tournier dans Poèmes d’époque est aussi à prendre, pour nous, ses lecteurs, au premier degré. A partir de 2016, la jeune femme née en 1988 à Nice, docteure en études théâtrales, a proposé sur son profil Facebook des improvisations en prose puis sur YouTube des poèmes-instantanés. Comme ce «je t’aime comme une laverie» datant de l’été 2019.
Son écriture est ainsi jetée dans ce «présent continu et permanent» des réseaux sociaux, décrit François Bon dans sa préface, un espace «qui ne laisse visible de son travail, sauf enquête démesurée, que le dernier geste visible, la dernière déambulation, le dernier poème : elle, elle est déjà repartie».
Sur les réseaux comme dans ses textes (désormais) imprimés, Milène Tournier compose une poésie directe, brute, qui assume parler du quotidien – sans jamais verser dans le trivial. Les propositions réunies dans son premier recueil, qu’elles soient courtes (une suite de haïkus) ou plus longues (comme les «poèmes d’un bloc») paraissent tout de suite d’une évidence désarmante. On y croise sa famille, les personnes âgées d’un Ephad, l’assistant Google ou les livreurs Deliveroo.
Le petit volume fait partie de la collection Polder, ces livrets publiés quatre fois par an par la revue Décharge avec les éditions Gros Textes, et qui donnent à lire des voix nouvelles. En voilà un extrait.
Poèmes de famille
Et je n’avais pas peur pour mon père
Je savais bien, si maman et moi étions
À regarder quelque vêtement
Il serait sur la place
À penser
Mon dieu qu’est ce que j’aime cette place, la vie
partout
Et lorsqu’on reviendrait
C’est effectivement ce qu’il dirait
Mon dieu qu’est ce que j’aime cette place, la vie
partout
Et je n’avais pas peur pour ma mère
Je savais bien
Si papa et moi jouions un baby-foot sorti dans la rue
pour l’été et le chaland
Elle serait sur un banc à finir
Plutôt que lire
Le journal de la veille
Et lorsque nous la retrouverions
Elle nous dirait, contente,
On peut le jeter
Et le plaisir était égal ou peut être un peu supérieur
Jeter, dire qu’on peut le jeter,
Qu’il y avait eu à lire
Et le soleil bien sûr
Comptait plus que le journal
Et j’ai compris plus tard
Dieu comptait plus que le soleil
Je n’avais pas peur pour mon père
Je n’avais pas peur pour ma mère.
Le jeune à côté de moi regarde des vidéos YouTube
De gens qui parlent et je vois
Que le jeune à côté de moi
Avant de regarder la vidéo
En accélère la lecture
À 1,25.
Le jeune à côté de moi est mon petit frère
(Parfois 1,5 il me dit)
Il y a dix ans entre lui et moi
Dix ans ou sept et demi
Accéléré en 1,25
Et je regarde mon frère cet humain
Et je suis vieille bien sûr
Vieille et tendre
Et un peu étonnée
(Car inquiète
Inquiète ce serait trop
Ma mère)
Milène Tournier, Poèmes d’époque, préface de François Bon, Polder 184, 6 €, plus d’informations sur le site de la revue Décharge.