Prendre une femme de force

Opinions

Contribution externe

Publié le vendredi 29 novembre 2019 à 15h05 - Mis à jour le vendredi 29 novembre 2019 à 17h08

Une opinion de Florian Besson, docteur en histoire médiévale de l'Université Paris-Sorbonne, pour "Actuel Moyen Age" (1).

Dans un excellent article au sujet du consentement , David Wong souligne que les hommes ont beaucoup de mal à en comprendre l’importance en partie à cause d’une série de héros célèbres qui s’imposent par la force à une femme : de Han Solo à James Bond en passant par Indiana Jones, tous ces films répètent l’idée que quand une femme dit non, ça veut dire « force moi à dire oui ». Je lui emprunte ce gif qui précède le premier baiser de Han et Leïa…

© D.R.

 La culture de masse joue ainsi un rôle clé dans la perpétuation d’une culture du viol. Mais il y a aussi des raisons historiques. Un petit tour par le Moyen Âge…

Quand le rapt valait mariage

Au Haut Moyen Âge, les peuples germaniques qui s’installent en Occident apportent avec eux un ensemble de pratiques juridiques, sociales et matrimoniales. Notamment le mariage par rapt : pour un jeune homme, le meilleur moyen de trouver une épouse est d’aller enlever de force une jeune fille d’une tribu voisine. La jeune fille est censée se défendre, et surtout sa parenté masculine se mobilise pour la protéger ou pour la récupérer.

C’est une pratique que l’on retrouve dans d’autres aires civilisationnelles : Claude Lévi-Strauss l’analyse en Amazonie, Pierre Bourdieu en Kabylie. Les Romains enlèvent les Sabines, et on pourrait également convoquer Europe, enlevée par Zeus… Ces auteurs montrent bien qu’il s’agit d’un moyen ingénieux pour permettre à des tribus rivales de continuer à échanger des épouses sans avoir à nouer de rapports trop étroits. On reste rivaux, puisqu’on n’a pas donné son accord à cette union, mais on ne devient pas ennemis, puisque dans l’autre tribu on a des beaux-frères et des beaux-fils. Bref, la violence faite aux femmes est la condition d’une certaine paix entre les hommes.

Ces enlèvements, analysés par Sylvie Joye, sont condamnés par les autorités laïques et religieuses ; mais, le plus souvent, le mariage est pensé comme la meilleure façon de réconcilier les parentés. Un procédé barbare, typique de ce Moyen Âge obscur ? En Italie, jusqu’au début des années 1980, une loi annulait une condamnation pour viol si le violeur épousait la victime ; encore aujourd’hui, des dizaines de milliers de mineur.e.s sont marié.e.s chaque année aux États-Unis, très souvent pour cacher et légaliser un viol. On continue à prendre les femmes par la violence, et à cacher cette dernière par le mariage.

Une violence qui persiste

Le mariage par rapt reste un phénomène très fréquent pendant tout le Moyen Âge et l’époque moderne. L’Église y est farouchement opposée, mais elle est souvent obligée de l’accepter : après la violence initiale, le mari passe devant un prêtre qui sanctionne l’union. Quant aux pouvoirs publics, ils ne condamnent que très peu ces actions : il suffit souvent de payer une simple amende. En Scandinavie au XIIIe-XVe siècle, voler une vache est puni plus lourdement que violer une fille.

Prenons-en un exemple précis : en 1406, Nicolas de Bonneval, un petit seigneur français proche du duc d’Orléans, kidnappe et épouse de force Marie de Kais, une riche héritière dont il convoite les terres. C’est assez sordide, puisque Marie n’a que sept ans alors que Nicolas en a… soixante (oui, désolé, mais le Moyen Âge, c’est aussi ça). La famille de Marie se mobilise et ça donne une longue affaire juridique enregistrée dans les actes du Parlement de Paris, qui rebondit pendant au moins huit ans. Nicolas affirme d’abord que la famille de Marie était d’accord, puis que Marie lui a demandé de l’enlever, etc.

Finalement, Marie, à présent âgée de 15 ans, tranche l’affaire en déclarant que Nicolas est son « vrai époux ». Elle n’a de toute façon guère d’autre choix : après avoir vécu maritalement avec lui pendant des années, elle ne pourrait trouver aucun autre époux si elle le quittait. Mais on voit bien que ce schéma contribue petit à petit à imposer dans les mentalités collectives l’idée que la femme finit par tomber amoureuse de son violeur : James Bond et Han Solo ne font pas autre chose que Nicolas de Bonneval. Bon, ok, Leïa n’a pas sept ans. C’est un poil moins glauque, je vous l’accorde.

L'Eglise défend la femme

Aujourd’hui, de nombreuses personnes, associations et institutions tentent inlassablement de rappeler que seul le consentement explicitement exprimé permet de s’engager dans une union (pour la vie ou pour une nuit, peu importe). Un exemple parmi les plus drôles avec cette vidéo qui avait pas mal tourné il y a quelques mois, comparant le consentement au fait de boire une coupe de thé…

Au Moyen Âge, pas de vidéos Youtube, mais cette pratique du rapt est interdite et combattue par l’Église catholique. Celle-ci cherche en effet à imposer un nouveau mariage chrétien, marqué avant tout par le consentement des époux. C’est le « oui, je le veux » qu’on entend encore aujourd’hui dans la cérémonie, laïque ou religieuse.

Mais, évidemment, ce message se heurte violemment aux pratiques nobiliaires, dans lesquelles le mariage est avant tout une alliance et la femme avant tout une ressource. Dès lors, pendant des siècles, les clercs répètent le même message : la femme a le droit de décider, on ne peut pas la prendre de force, on ne peut pas la marier contre son gré. Un exemple parmi des centaines d’autres : vers 1070, Arnoul, évêque de Soissons, écrit à Guy, seigneur de Châtillon-sur-Marne, qui veut marier sa fille à un homme dont elle ne veut pas :

"Cela est interdit par l’autorité canonique. Par conséquent, je vous ordonne de la donner à l’homme qu’elle aime"

Contre la violence des nobles, contre la tendance à traiter la femme comme un objet que l’on peut prendre à son gré, l’Église médiévale a cherché, à son échelle et non sans ambiguïtés, à imposer l’idée que le libre consentement de la femme était nécessaire à la légitimité d’une union. Et que la seule motivation acceptable était l’amour.

Ce message, contre les Nicolas Bonneval d’hier et les James Bond d’aujourd’hui, il faut visiblement le répéter à nouveau.

(1) : Ce texte a initialement été publié sur le blog "Actuel Moyen Age"