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Cyberharcèlement des femmes journalistes: comment lutter?
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"Suceuses de bites", "grosses putes", "grosses salopes": le quotidien des femmes journalistes sur les réseaux sociaux

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Lundi 25 novembre, journée internationale contre les violences faites aux femmes, la RTBF en partenariat avec l’AJP, la FIJ et la FEJ a organisé un colloque autour de l’urgence d’agir contre le cyberharcèlement envers les femmes journalistes. Témoignages bouleversants, bonnes pratiques et recommandations : voici ce qui a été dit.

Premièrement, un constat effrayant, des chiffres qui font monter la colère selon une enquête de la FIJ : deux tiers des femmes journalistes qui ont été victimes de harcèlement en ligne ont souffert d’attaques sexistes. La prise de conscience des autorités semble (enfin !) bel et bien entamée.

Bénédicte Linard, ministre des médias et des droits des femmes, rappelle "qu’une journaliste qu’on harcèle, c’est une femme qu’on veut faire taire." Parce que, même après #MeToo, en 2019, une femme qui s’exprime dans l’espace public, pour certains, c’est impensable. Pour changer les mentalités durablement, un mot d’ordre : travailler ensemble. Médias, politiques et associations doivent collaborer. En route vers la tolérance zéro.

Une femme, 27 fois plus susceptible d’être harcelée en ligne

Devant l’assemblée (constituée en très - trop - grande majorité de femmes), les journalistes Myriam Leroy, Florence Hainaut, Camille Wernaers et Rokhaya Diallo se sont exprimées sur le cyberharcèlement qu’elles ont subi ou subissent encore aujourd’hui. Des témoignages forts, glaçants, remplis d’émotions.

"Une femme est 27 fois plus susceptible de se faire harceler via internet" rappelle Myriam Leroy. "A l’époque, personne ne voyait ce harcèlement comme quelque chose de systémique contre les femmes" témoigne Florence Hainaut. "J’ai l’impression que le harcèlement a toujours été là, que ça faisait partie de ce que je croyais être le revers de la médaille d’une mise en lumière médiatique. Il m’a fallu des années pour comprendre que mes homologues masculins n’y avaient pas droit" explique Myriam Leroy.

"Suceuses de bites", "grosses putes", "grosses salopes", les insultes misogynes sont toujours à base de sexualité, de génitalité. Des menaces de "tournantes ", de viols, voire de morts. Des messages d’une violence stupéfiante et ce, au quotidien.

"Suceuses de bites", "grosses putes", "grosses salopes", les insultes misogynes sont toujours à base de sexualité, de génitalité. Des menaces de "tournantes ", de viols, voire de morts. Des messages d’une violence stupéfiante et ce, au quotidien. "À la suite d’une chronique sur Dieudonné, j’ai subi "un raid ", des milliers, des dizaines de milliers d’insultes, de menaces de morts et de viols venant à 99,9 % d'hommes. Ça a été terrible, extrêmement fragilisant mais le pire ça a été la réaction de ma profession."

De nombreux médias belges ont parlé de l’affaire, pas un seul n'a pointé la haine sexiste ciblée contre l’autrice.

►►► Retrouvez en cliquant ici tous les articles des Grenades, le média de la RTBF qui dégoupille l’actualité d’un point de vue féministe.

Disparaitre d’internet, la fausse bonne idée

À la suite d’une chronique sur Tarantino pour les Grenades, Camille Wernaers a été harcelée pendant plusieurs mois. "Très vite dans ma carrière, j’ai découvert l’ambivalence d’internet. Il y a une division sexiste de l'espace public masculin, y compris sur le net, si les femmes s'y aventurent, il y a rappel à l'ordre patriarcal. Ce harcèlement m’a fait énormément de mal."

"Une cruche ", "une conne", "l'hystérique", "une hyène". Les messages haineux ont déferlé pendant trois mois. Derrière ces agressions, des hommes, des journalistes, des community managers.  "On m’a dit : "ce n’est pas très grave, ce n’est qu’internet, tu n'as qu'à tout couper."  Les menaces virtuelles sont des menaces réelles. Ça nous touche dans la vraie vie. Aussi, quand on est journaliste freelance, les réseaux sociaux c’est un outil de travail. Et c’est sur les réseaux sociaux que je recevais de la solidarité, bloquer internet, c’est se couper de tout. Toutes les victimes témoignent d’une perte de contrôle totale, "ce n’est pas toi qui décides quand ça s’arrête", explique Camille Wernaers.

Aujourd’hui, la journaliste vit avec une cible sur le dos et c’est cette menace qui peut mener les journalistes femmes à l’autocensure. "Je suis devenue une journaliste stressée et inquiète."

En 2013, j’ai reçu un tweet "il faut violer cette conne de Rokhaya, comme ça, fini le racisme.

La multiplication des menaces

Rokhaya Diallo est autrice, engagée contre le racisme et le sexisme, elle subit le cyberharcèlement au quotidien. Elle rappelle que les femmes noires ont 84 % de risques de plus que les femmes blanches d’être victimes de violences via le web. "En 2013, j’ai reçu un tweet "il faut violer cette conne de Rokhaya, comme ça fini le racisme." Du fait de mon exposition, j'ai eu droit à beaucoup de soutien."

L’autrice a retrouvé l’homme caché derrière ce tweet et a entamé un procès contre son agresseur. "On imagine les harceleurs portant des stigmates bien précis mais, souvent, il s’agit de messieurs tout le monde, des hommes bien propres sur eux qui agissent comme si internet était une zone de non droit." L’homme a été condamné. "C’était important pour la société et la cohésion sociale de reconnaître ce qui est arrivé comme quelque chose de grave."

De ces menaces quotidiennes, Rokhaya Diallo en a tiré un documentaire "Les réseaux de la haine ". Il est nécessaire de garder une approche intersectionnelle, différents facteurs (orientation sexuelle, origines, handicap…) peuvent multiplier la portée des menaces.

Les recommandations des personnes concernées

Myriam Leroy et Florence Hainaut parlent de la nécessité d’être solidaire, de manifester son soutien en tant qu’individu, entreprise, corporation. Camille Wernaers insiste sur la prévention, l’urgence de former les étudiants en journalisme sur les violences de genre mais aussi les travailleurs au sein des rédactions. Rokhaya Diallo appuie le besoin de mise en place de véritables moyens humains et financiers pour former les professionnels de la justice mais aussi réguler le net.

Myriam Leroy et Florence Hainaut soulignent l’importance du choix des mots quand on parle de cyberharcèlement. "99% des insultes que je reçois viennent des hommes, je ne vois pas comment on peut lutter contre un phénomène si on n’utilise pas les bons mots. Les violences qui sont faites sur internet sont des violences masculines. Il faut dire harcèlement via internet pas sur internet. Le harcèlement, il est dans la vraie vie des vrais gens. Internet, c’est le moyen mais ce n’est pas le lieu. C’est mieux de dire "être harcelée" plutôt que de "se faire harceler". Et ce ne sont pas des trolls mais des agresseurs, des harceleurs", ajoutent-elles.

Harcèlement au sein des rédactions

Si le mal peut venir des lecteurs, de l’extérieur, l’ennemi est parfois interne à la profession. Une enquête de Médor a mis en lumière le sexisme au sein des rédactions. "Très peu de femmes journalistes ont accepté que leur témoignage soit publié – même de façon anonyme. Rapporter des faits précis, c’est souvent risquer d’être identifiée, d’en reprendre une couche ou de compromettre sa carrière", peut-on lire en introduction de l’article.

A la suite de cette parution, le média a lancé un mur de témoignages. Si la peur de dénoncer est si vivace, c’est parce que celles qui ont osé parler de leurs agresseurs à leurs rédac chefs ou directeurs (des hommes !) n’ont pas été reconnues ou écoutées. Thierry Fiorelli est l'ex-rédacteur en chef sortant du Vif. Sa rédaction a été confrontée deux fois à des cas de cyberharcèlement cette année dont une affaire en interne.  Plusieurs femmes journalistes freelance ont accusé un chroniqueur du site Focus de harcèlement. A l’époque, elles ont demandé le soutien de la rédaction et même celui de la direction ; aucune prise en charge.

Médor dénonce l’affaire dans son enquête. "Quand j’ai lu l’article et que j’ai vu qu’on apparaissait comme complices, comme ayant couvert ce qui ressemble du cyberharcèlement, je me suis rendu compte qu’on était passé à côté. Nous nous sommes réunis, le rédac chef du focus, le responsable du site et moi. Trois hommes. On n’arrivait à se mettre d’accord sur la notion claire de cyberharcèlement et sur l’attitude à adopter par rapport à ce freelance. Alors, j’ai chargé les femmes de la rédaction de rédiger un code de conduite, un document qui définisse clairement pour elles ce qu’est le cyberharcèlement et les limites à ne pas franchir."

Pour Thierry Fiorelli, il faut inscrire dans les règlements de travail des rédactions et dans les conditions de collaborations avec les freelances un code de conduite très clair qui énonce et définit les critères de harcèlement en ligne.

Comment lutter contre le harcèlement en interne ? Selon les victimes, en évitant l’entre soi, en prenant au sérieux les doléances des femmes journalistes, en réagissant, en allant parler aux agresseurs et en revalorisant la confraternité entre journalistes, Art. 20 du code de déontologie journalistique.

Irène Zellinger, de l’asbl Garance, recommande de mettre un terme à cette solidarité masculine qui fait que les plaintes des femmes ne sont pas prises aux sérieux. "L’agresseur sera toujours le bon copain d’un tel qui le couvrira. Il faut que cela cesse."

Sortir du silence

Pamela Morinière est responsable communication pour la FIJ, la fédération a mené plusieurs études sur la violence envers les femmes journalistes. "On a découvert que seulement la moitié des femmes cyberharcelées déposaient plainte et, dans deux tiers des cas, les plaintes n’étaient pas suivies. Il y a un manque de soutien des autorités mais aussi des rédactions. Les femmes ciblées se sentent isolées. On s’attaque à la liberté d’expression, au pluralisme à la diversité des médias. C’est un problème démocratique." La FIJ a lancé un guide à l’usage des syndicats et des médias.

Du côté de l’AJP, Martine Simonis, secrétaire générale, rappelle qu’à ce jour "en Belgique, aucun média n'a de plan de prévention de lutte contre le cyberharcèlement." 

L’AJP a mené en 2018 une vaste étude sur les femmes journalistes, les conclusions sont surprenantes. "Chez nous, on ne compte que 35% de femmes journalistes, c’est beaucoup moins que dans d’autres pays européens. Les femmes journalistes disent qu'elles subissent des remarques sexistes dans les rédactions, sans oublier les discussions à caractères sexuels ou les rapports paternalistes.

Environ 30% des femmes journalistes savent qu'il existe des procédures qui permettent d’assurer le bien être au travail mais, malgré tout, les répondantes énoncent un sentiment de solitude et d'être laissée sans soutien. "L’objectif, c’est d’organiser des rédactions zéro sexisme pour éradiquer l’indécision de la part des hiérarchies, la minimisation de la part des collègues et le déni généralisé."

Johanne Montay est responsable de l’information politique à la RTBF. "Il faut écouter, accompagner la victime, mobiliser le service juridique et déposer plainte. Mettre en place un réseau de solidarité avec des organisations professionnelles, traiter l’affaire au niveau médiatique et/ou nommer l’agresseur pour qu’il vive la honte", explique-t-elle. "

Aline De Volder, en 2012, est devenue la première social éditrice de l’info. "Animatrices ou journalistes, toutes subissent du cyberharcèlement, des propos sexistes, des messages graveleux, reçoivent des photos de sexes masculins…" Les recommandations du département des réseaux sociaux sont, en cas d’attaque, de prévenir le social editor, les ressources humaines, le service juridique. Et toujours bien garder les preuves grâce aux captures d’écran.

Au sein des rédactions, les procédures pour se faire aider doivent être répétées et annoncées clairement pour sortir les victimes de l’isolement. Place à l’écoute. Les femmes journalistes ont le droit de dénoncer leurs agresseurs. Si on veut que ça change, il faut oser parler, mais surtout prendre en considération les plaintes et agir.

Et maintenant que les paroles sont gravées dans la roche du monde de l’internet, gogo, c’est le temps des engagements. Rédacs chefs, politiques, syndicats, collègues journalistes, lecteurs, c’est à nous de lutter. Ensemble.


Le cadre légal 

Nous avons demandé à Audrey Adam, avocate en droit des médias, de nous éclairer sur le cadre légal en matière de cyberharcèlement contre les femmes journalistes. Une matière théorique certes mais néanmoins nécessaire.

La Belgique ne connaît pas, comme c’est le cas en France, de délit spécifique au cyber harcèlement ou de délit condamnant le raid numérique. Cela ne signifie néanmoins pas pour autant qu’aucune poursuite pénale n’est possible contre ce type d’agissements ou que les victimes sont démunies.

Les infractions telles que le harcèlement, le harcèlement électronique (ou encore parfois appelé téléphonique), les menaces (avec ou sans ordre) mais aussi l’injure, la calomnie et la diffamation peuvent mener à des condamnations si les faits sont réunis et qu’ils entrent dans les qualifications précitées. Les éléments constitutifs suivants doivent être réunis pour aboutir éventuellement à une condamnation :

Le comportement doit viser à importuner une personne de manière irritante.

La répétition donne à la démarche le côté harcelant puni par la loi.

Elle ne peut être accidentelle. 

Des dispositions spécifiques existent également pour sanctionner le harcèlement sexuel au travail.

Enfin, toutes les formes de discrimination sur base du sexe, en ce compris le harcèlement sexuel, sont interdites par la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes.

Les possibilités d’actions non judiciaires

Les victimes peuvent contacter directement les moteurs de recherche et obtenir de ceux-ci que les messages n’apparaissent plus dans les listes de résultats obtenues sur base d’une recherche effectuée en mentionnant leur nom et/ou prénom. Les sites peuvent être directement contactés également. Dans ce type de demande, non judiciaire, le résultat dépend du bon vouloir du moteur de recherche ou de l’hébergeur mais si celui-ci refuse d’accéder à votre demande, sa responsabilité peut alors être engagée tout comme celle de l’auteur des propos.

Les procédures judiciaires

Si la victime a pu identifier le ou les auteurs du cyber harcèlement, celle-ci aura le choix d’introduire une action civile (demande de réparation du préjudice subi) ou pénale.

Si, par contre, l’auteur est inconnu de la victime car il agit sous un pseudo ou via un faux profil, une plainte avec déclaration de la personne lésée permettra au parquet de tenter d’identifier l’auteur des faits et la victime sera informée des suites données à sa plainte.

Si des mesures d’instruction sont nécessaires, c’est une plainte avec constitution de partie civile qu’il convient de déposer. Cette constitution de partie civile permettra par ailleurs à la victime de greffer son action civile sur l’action pénale et ainsi d’obtenir l’indemnisation de son préjudice matériel et moral. Des mesures particulières de protection la concernant peuvent également être sollicitées.

La difficulté essentielle dans ce type de dossier réside dans le fait que des écrits rendus publics par le biais de réseaux sociaux notamment et qui contiennent l’expression d’une opinion délictueuse doivent en principe être considérés comme des délits de presse (article 150 de la Constitution) et relèvent alors d’un régime procédural spécifique et protecteur de l’auteur de l’expression.

Certes le régime actuel, sauf contournement critiquable (et heureusement critiqué) de la jurisprudence, n’est pas le plus apte à réprimer les excès sexistes des réseaux sociaux mais encore faut-il appeler de ses vœux une réflexion globale qui ait le courage d’englober la question de savoir si la répression pénale est nécessairement la réponse à de tels comportements.


Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par Ater-Egales (Fédération Wallonie-Bruxelles) qui propose des contenus d'actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.