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Emmanuel Macron par © Redon

L'heure du choix

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Chaque semaine dans Valeurs actuelles, M. de Rastignac raconte dans sa lettre les coulisses de la vie politique parisienne depuis sa fenêtre sur le XIXe siècle.

Quelle tristesse, mon cousin ! Alors que je prenais la plume pour vous écrire, un billet me faisait part de la mort de treize de nos soldats dans le ciel de l'Afrique. Ils étaient dans leurs machines volantes, sur une terre où notre armée combat valeureusement les mahométans fanatiques et le destin les a emportés aux côtés de leurs innombrables frères d'armes morts pour la France. Leur sacrifice nous impressionne, tant nous avons oublié ce que signifie ce beau mot. Il faudrait le silence du recueillement et de la prière devant ces dépouilles, rien de plus. Las ! la vie suit son cours et la politique ne connaît ni le silence ni l'émotion. C'est une mécanique que rien n'arrête, pis, elle s'empare de tout ce qui advient pour alimenter son brûleur. Malgré ce drame, sachez-le, tous les esprits sont hantés par ce jour de décembre.

Chaque jour, une nouvelle corporation entre dans la danse et déjà certains ministres se réveillent la nuit tant leurs rêves sont traversés par des cohortes de mécontents qui vocifèrent sous leur fenêtre. La ville que montre leur songe est sans activité. Un immense charivari mêle les ouvriers et les paysans, les bourgeois et les avocats… Rassurez-vous, les ministres les plus expérimentés ne connaissent pas ces craintes, mais ils avouent avec une étonnante sincérité leur ignorance.

C'est une mécanique que rien n'arrête, pis, elle s'empare de tout ce qui advient pour alimenter son brûleur.

En vérité, dans cette histoire, ils ignorent tout. Ils ne savent pas si la barricade sera modeste ou infranchissable, mais, plus étrange encore, ils ne connaissent pas la nature même de la réforme qui ébranle le pays. Les uns et les autres parlent en une déroutante polyphonie. L'esprit le plus fin et le plus averti peine encore à s'y retrouver. L'autre vendredi, je me trouvais en compagnie de l'ambitieuse secrétaire d'État qui, à temps et à contretemps, combat les goujats, les soudards, les brutes qui s'en prennent aux dames. Je lui demandais de m'éclairer un peu dans le brouillard de cette réforme des pensions. Elle ne fit pas semblant et reconnut sans peine qu'elle aussi était contrainte d'avancer à tâtons. Comment pourrait-elle faire autrement quand ceux qui s'approchent au plus près du bureau de M. de Marville finissent par confier qu'il est impossible de décrire ce que contient cette réforme ? C'est une page entièrement immaculée et chacun y projette ce qu'il souhaite. Reconnaissez que la chose est insensée : notre pays va connaître le désordre et la défiance sur un motif aussi vague que flou.

Pour comprendre cette incroyable incertitude, il faudrait espionner le colloque intérieur du chef de l'État. Entendre d'abord la voix résolue qui lui conseille d'avancer sans crainte pour montrer avant la grande élection le trophée d'une courageuse réforme, puis, en retour, écouter le murmure du doute et de la crainte. Ce discours vieux comme les révoltes populaires qui met en garde contre les enragés, la psychologie incontrôlable des foules, l'inconséquence des étudiants. Ces cris qui réveillent les sinistres souvenirs d'un Paris à feu et à sang, d'une atroce poursuite (que la Lanterne éclairée vous a fort bien retracée l'autre semaine) dans les rues du Puy-en-Velay.

La première voix a raison, mais la seconde n'a pas tort. Faut-il affronter franchement l'averse ou tenter de passer, comme le firent les anciens chefs de l'État, entre les gouttes ? Emmanuel de Marville hésite, mon cousin. Autour de la table de jeu, il écoute aimablement, me dit-on, tous ceux qui le conseillent, mais il sait qu'à la fin de la partie lui seul peut connaître la fortune ou la ruine. À l'heure où j'écris cette missive, j'entends encore tout et son contraire. La vérité, mon cousin, est que la pièce du Destin, posée sur sa tranche, vacille. Bien malin celui qui sait, en ces heures décisives, de quel côté elle peut tomber…