Managers, inspirez-vous de Bonaparte, l'empereur du storytelling
Lors de son expédition en Egypte (1798-1799), le général Bonaparte - qui n’est pas encore souverain – va mettre en scène son épopée. Il la raconte sous la forme d’épisodes haletants et glorieux, désireux d’asseoir son image en France afin de conquérir le pouvoir.
Issue de la petite noblesse corse, Napoléon Bonaparte naît en 1769. Il suit une formation militaire dès l’âge de 10 ans. Très tôt, il exprime le désir de forcer sa destinée et de conquérir le monde. La Révolution va lui fournir l'occasion d’assouvir son ambition. Mais, pour s’imposer auprès du grand public et des personnes influentes, le jeune militaire sait qu’il va devoir utiliser les médias de l’époque et écrire sa propre histoire. Il commence à se mettre en scène lors de la campagne d’Italie (1796-1797). Il publie et diffuse en France ses prouesses, ses conquêtes et ses discours. Il n’hésite pas à subventionner un quotidien, le Journal de Bonaparte et des hommes vertueux. Tout un programme ! Il devient dans ces récits César ou Hannibal franchissant les Alpes... Il gagne en popularité et arrive à tenir son public captif : les Français se pressent chez les vendeurs de rue pour connaître les dernières nouvelles de l’armée d’Italie et du glorieux jeune général.
Rentré en France, Bonaparte cherche un tremplin à sa carrière. Ce sera l’Egypte. Il «vend» aux membres du Directoire une expédition militaire sur la terre des pharaons pour contrer l’ennemi anglais. Son idée ? Couper les routes commerciales anglaises vers les Indes. Disposant d’une armée composée de 37.000 hommes de troupe et de quelque 10.000 marins, d’une flotte moderne de près de 360 navires, Bonaparte pense prendre et contrôler l’Egypte aisément. Cent soixante-sept savants, ingénieurs et artistes sont également du voyage. Leur mission consiste à inventorier, étudier et aménager ce territoire inconnu. Bonaparte dispose ainsi d’une équipe capable de communiquer et de raconter son futur triomphe, militaire certes mais aussi intellectuel et culturel. Dès le début, il ambitionne de devenir dans la conscience collective le nouvel Alexandre le Grand.
Le choix de son itinéraire par Bonaparte va tenir l’opinion publique en haleine... Première étape, l’île de Malte, gouvernée par les chevaliers hospitaliers, glorieux mais mal équipés face à une armée moderne. Du 10 au 12 juin 1798, en seulement trois jours, «la plus forte place de l’Europe» est conquise, suscitant «le plus vif enthousiasme en France». Quelle sera la prochaine étape de l'avancée des troupes françaises ? Le drapeau tricolore va-t-il flotter sur Sparte, sur Athènes, sur les pyramides ou sur les ruines de l’antique Thèbes ? Tant pour dérouter son adversaire que pour captiver son auditoire, Bonaparte joue la carte du mystère. Lui seul connaît depuis le début sa destination : Alexandrie.
Faiblement défendue, la ville est rapidement prise. Le temps fort du feuilleton va se dérouler dans le décor grandiose de Gizeh : Bonaparte choisit en effet d’affronter les mamelouks au pied des pyramides. Le 21 juillet 1798, il harangue ses soldats avec des phrases chocs : «Songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent.» La bataille semble incertaine. Mais la supériorité du fin stratège français est telle qu’il ne perd qu'une trentaine d'hommes. La victoire est éclatante. Les Français de métropole exultent et attendent fébrilement la suite de ses aventures. Les Anglais reprennent l’avantage en anéantissant la flotte française dans la rade d’Aboukir. Privée de communications avec la mer et sans espoir de renforts, l’armée française se retrouve prisonnière en Egypte. Le suspens est à son comble !
Le général note qu’il est alors «condamné à faire de grandes choses». Il remporte plusieurs victoires, dont une à Aboukir le 25 juillet 1799. Il laisse aux autres le soin de le glorifier, tel Kléber exultant : «Général, vous êtes grand comme le monde, mais le monde n’est pas assez grand pour vous !» Le général en chef tente vainement quelques nouvelles opérations militaires mais se heurte à des soulèvements, comme notamment au Caire... Il lui faut changer de registre : place à l’émotionnel et au symbolique. Alors que son armée est touchée par la peste à Jaffa, Bonaparte se présente comme un chef proche de ses soldats, secourant les malades, presque thaumaturge. Apprenant que le gouvernement du Directoire rencontre des difficultés, Bonaparte décide de quitter l’Egypte pour retourner sur le continent. Il s’embarque en toute discrétion sur la frégate La Muiron, le 23 août 1799. Kléber reste seul à commander une armée acculée qui prend bien mal la désertion de son général… Les meilleurs soldats de la jeune République vont être sacrifiés. Qu’importe, car le public se désintéresse déjà des aventures de cette armée sans star.
Avec la campagne d’Egypte, le général français a réussi un habile storytelling. Il est apparu comme un gouverneur moderne, acceptant la religion musulmane, participant aux célébrations. Il a créé l’Institut d’Egypte, entamant l’inventaire du patrimoine et jetant les bases de l’égyptologie. Bonaparte a su crédibiliser son image de futur souverain et a réussi à inscrire son personnage dans la continuité de l’Histoire, au même titre que les plus grands empereurs de l’Antiquité. La grande épopée napoléonienne peut commencer.