La course folle de nos géants du faste
by Virginie Jacoberger-LavouéRalentissement de la croissance, guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, crise à Hong Kong… Le marché du luxe (920 milliards d'euros) connaît de fortes turbulences, mais, de l'Amérique à la Chine, nos champions du secteur alignent toujours de hautes performances !
Qui a peur des millennials ? Avec eux, les signes extérieurs de richesse ont changé, comme le montre le succès des collaborations entre maisons de luxe et figures du streetwear . Accrochez-vous à leurs sneakers Triple S chez Balenciaga, Oblique chez Dior, Rhyton chez Gucci… pour comprendre la manière de consommer le luxe aujourd'hui. Sous leur influence, la confiance va aux griffes non seulement nourries de savoir-faire mais aussi éthiques, engagées en faveur de l'environnement. Cette génération dite Y, de ceux nés entre les années 1980 et 2000, contribue à imposer de nouvelles habitudes, tel l'engouement pour les produits de luxe de seconde main.
Les millennials représenteront plus de la moitié des ventes du luxe d'ici à 2025 (Boston Consulting Group). « La clé pour rester connecté avec les nouvelles générations, c'est de se placer en amont des tendances et de créer la surprise. Ce fut la réussite de notre collaboration avec Supreme, et notre récent partenariat avec League of Legends l'illustre aussi parfaitement » , remarque Michael Burke, président de Louis Vuitton, fleuron de LVMH, le numéro un du luxe. Les ventes toujours à la hausse de Gucci (Kering), qui avaient déjà augmenté de plus de 30 % en 2018, s'expliquent par l'enthousiasme de la jeune génération pour les collections du directeur artistique Alessandro Michele : « 55 % de ses ventes » sont assurées auprès des « moins de 35 ans » , s'y félicite-t-on, soulignant « que la montée des jeunes générations continue ».
Tout pour plaire aux millennials ? Le Dr Olivier Courtin-Clarins, directeur général de Clarins - qui a cédé son activité parfums à L'Oréal -, a une position plus nuancée : « Depuis septembre 2017, date de la nouvelle formule du Double Serum, nous avons produit 15 millions d'unités. Sur les seuls neuf premiers mois de l'année, nous avons vendu 6 millions d'unités. C'est notre produit numéro un parce qu'il est intergénérationnel et bien parti pour être toujours un best-seller en 2025. »
Selon Boston Consulting Group, le marché du luxe devrait alors peser « 1 300 milliards d'euros » , contre 920 milliards aujourd'hui, avec une croissance estimée autour de 4 à 5 %. Bain & Company, qui publie son étude annuelle ce 28 novembre, donnait le seul marché des produits personnels du luxe à 260 milliards d'euros en 2018 et lui attribuait une progression proche de 6 %. Ce marché pesait 77 milliards en 1995. Pour les experts, la période de folle croissance que le secteur a connue il y a quelques années est révolue ; au moins à brève échéance. Sur un marché qui croît sans rebond spectaculaire, seuls les acteurs les plus solides surperforment, avec des croissances « à deux chiffres » .
En 2019, le marché a affronté une série de turbulences dont certaines n'étaient pas prédictibles : au-delà du ralentissement de la croissance mondiale, la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, la crise à Hong Kong, les taxes sur les vins (hors champagne) outre-Atlantique… Dans pareil contexte, il est d'autant plus remarquable que les géants du luxe affichent toujours de hautes performances avant même la période cruciale des fêtes de fin d'année. À commencer par LVMH (avec un chiffre d'affaires en hausse de 16 % sur les neuf premiers mois de l'année, grâce à l'activité mode & maroquinerie qui progresse de 18 % en données organiques sur la période par rapport à 2018, à 15,87 milliards d'euros), qui fait de très loin la course en tête. Les résultats sont aussi en nette augmentation pour Kering (+ 17,2 %, à 11,52 milliards d'euros sur neuf mois, porté par Gucci) et Hermès (+ 16,1 %, à 5,01 milliards d'euros à fin septembre). Chanel, entreprise non cotée, a communiqué avant l'été ses bonnes performances globales et s'attend pour 2019 à un chiffre d'affaires « assez similaire » à celui de 2018 (11,12 milliards d'euros).
Le palmarès du Cac 40 n'a jamais été aussi “luxueux”. LVMH a franchi, au début du mois, le cap de 200 milliards d'euros de capitalisation, une première historique pour une entreprise française. Le groupe de Bernard Arnault est la quatrième capitalisation européenne. Et, parmi les sept premières capitalisations du Cac 40, quatre relèvent du secteur du luxe (ou de la beauté) : LVMH, L'Oréal, Kering, Hermès. Qu'est ce qui pourrait doper le luxe et la Bourse ? Un accord commercial États-Unis - Chine, mais on n'en voit cependant pas la perspective.
2019 a encore été une “année américaine” pour le secteur, même si les grands magasins souffrent aux États-Unis et que les touristes chinois évitent la destination. 2020, année électorale jamais bonne pour l'économie, dit-on, s'annonce florissante pour le secteur outre-Atlantique, à en juger par les ouvertures de boutiques ou de magasins éphémères envisagées là-bas chez Gucci, Dior (qui y possède 30 boutiques), Chanel (23 boutiques)… Les États-Unis demeurent le premier marché du luxe ; et la dernière proie de LVMH est américaine : le joaillier Tiffany (lire page 40) .
Le groupe, qui détient Louis Vuitton (460 magasins dans le monde), Christian Dior (205 magasins), Sephora (2 600 magasins), Givenchy, Veuve Clicquot, possède notamment, dans la joaillerie, Bulgari - qui a doublé ses ventes depuis sa reprise (2011). L'acquisition de Tiffany pour 16,2 milliards de dollars, le 25 novembre, amène le géant français du luxe à faire jeu égal avec Richemont, jusqu'ici leader de la joaillerie. Et Bernard Arnault aime être numéro un, comme il l'est dans la mode, les vins et spiritueux, le travel retail (DFS)…, il aime aussi les belles acquisitions, à tel point que le Financial Times l'a surnommé le « loup en cachemire » par allusion au Loup de Wall Street . Pour LVMH (46,8 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2018), la transaction représente la plus grande acquisition depuis sa constitution en 1987. Tiffany lui permettra de se renforcer aux États-Unis, où son activité (24 % de ses ventes) n'est plus équilibrée avec celle en Asie (29 %).
Les premiers échanges entre LVMH et Tiffany ont débuté le 15 octobre. Deux jours plus tard, Bernard Arnault s'est rendu aux États-Unis pour une autre raison : l'inauguration au Texas, le 17 octobre, d'un atelier de production Louis Vuitton. Les temps changent : il y a quelques années encore, on n'évoquait qu'à demi-mot l'existence d'un atelier Louis Vuitton outre-Atlantique (il y en a deux en Californie). C'est à présent assumé comme une activité stratégique de « production de sacs et d 'articles en cuir réservée au marché américain » . Au siège de LVMH, un dirigeant explique que cela ne « minimise en rien la volonté de ne pas délocaliser le savoir-faire » , faisant valoir le nombre d'ateliers de la marque en France : le seizième a été inauguré en septembre, près d'Angers, en présence de la ministre du Travail, Muriel Pénicaud.
Au Texas, l'inauguration de la manufacture (qui représente un investissement de 50 millions de dollars) s'est muée en une opération de communication d'une autre envergure. Le président américain, Donald Trump, avait fait spécialement le déplacement. Les deux milliardaires se connaissent depuis les années 1980 et Bernard Arnault a rappelé qu'il voyait les États-Unis comme une « terre d'opportunités » où ses « affaires continuent à grandir » . Pas facile cependant de toujours plaire au millennials . L'opération, largement saluée par la presse internationale, a été fustigée par les réseaux sociaux avec le hashtag #boycottlouisvuitton.
Les grandes marques ont compensé la perte des ventes à Hong Kong
Plus fâcheux pour la marque, son directeur artistique Nicolas Ghesquière a refusé « toute association » avec Donald Trump. Louis Vuitton craint-il pour ses ventes ? Pas à en juger à la file d'attente devant son magasin des Champs-Élysées ; et parmi ceux qui patientent, beaucoup de touristes chinois, ce qui ne surprend plus. La réussite de LVMH tient à ce qu'il a été un pionnier en Chine. Il y possède aujourd'hui 950 magasins, notamment avec Louis Vuitton - 60 boutiques en “Grande Chine” (Chine continentale, Hong Kong, Macao, Taiwan). « La Chine et les États-Unis sont nos deux marchés clés et c'est là que nous réalisons notre meilleure croissance » , se félicite Michael Burke. Chanel affiche 59 boutiques sur une zone Asie qui cumule Chine, Hong Kong et Japon. Kering précise son nombre de magasins au Japon (251) mais pas en Chine.
Morgan Stanley relève que le marché chinois a contribué à 60 % de la croissance du secteur au cours des quinze dernières années. Et, d'ici à cinq ans, les Chinois « représenteront 40 % des clients du luxe » , selon Boston Consul-ting Group, qui estime que leur contribution à la croissance sera de 75 % d'ici à six ans. Tous les regards se portent cette année sur Hong Kong depuis la naissance du mouvement social contre l'ingérence de Pékin.
Chez Kering comme chez LVMH, on constate que les maisons sont parvenues à compenser la chute vertigineuse des ventes sur place (- 50, - 70, - 85 % pour certaines marques) par des achats reportés en Chine continentale ainsi que dans d'autres pays d'Asie, pas seulement au Japon, mais à Taiwan, en Thaïlande, là où les touristes chinois voyagent. Chez Hermès, Axel Dumas souligne : « Sur la zone Asie, hors Japon, nous n'avons pas de rupture de tendance. » La croissance du sellier a accéléré au troisième trimestre, avec des ventes approchant 1,73 milliard d'euros, grâce notamment à la Chine où la dynamique ne se dément pas. Chez Clarins, Olivier Courtin-Cla-rins remarque : « La cliente chinoise est fidèle à notre marque ; elle est trentenaire, achète en étant bien informée, soucieuse de qualité, de sensorialité, d'efficacité qui sont nos atouts » , et annonce que le Double Serum se déclinera localement en édition limitée exclusive à l'occasion du Nouvel An chinois. Ce qui fait la différence, dans la beauté comme dans la mode, c'est toujours la créativité et le savoir-faire.
Celine, dont les dernières collections ont été plébiscitées par la presse internationale depuis l'arrivée d'Hedi Slimane, veut aussi faire valoir son savoir-faire maroquinier et son héritage dans ce domaine. La maison a ouvert un second atelier près de Florence (lire notre reportage sur Valeursactuelles. com) . À sa tête, Séverine Merle, une battante, confirme que Celine a « plus de 150 magasins » dans le monde et qu'elle en a pris les commandes à un moment charnière : « J'ai la responsabilité de faire grandir cette maison. » Celine a l'ambition de doubler son chiffre d'affaires (plus de 1 milliard en 2018). Voire un objectif à 3 milliards ? C'est la rumeur, mais à quelle échéance ? On l'ignore.
Le 18 septembre, à Verneuil-en-Halatte où la première pierre de l'extension du site Chanel a été posée, Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel, fait le constat : « Le luxe et la mode, c'est une histoire de made in France et de made in Italie, un point c'est tout. » Chanel compte douze sites de production en France et emploie 5 000 maroquiniers (France et Italie). La course folle des géants du luxe doit toujours se plier au tempo du savoir-faire et à l'exigence de ses métiers d'art. Comme le note Pietro Beccari, le président de Dior, « le luxe est une certaine idée de l'élégance, de l'émotion, de l'artisanat, un rapport différent au temps, mais aussi une vision créative, une capacité à anticiper l'avenir. Aux États-Unis comme en Chine, Dior est un symbole de l'excellence française » .