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Rassemblement sur la place du Grand Siège à La Vallette, le 20 novembre. Les manifestants réclament la démission du Premier ministre, Joseph Muscat.
Photo Guglielmo Mangiapane. Reuters

Meurtre de Daphne Caruana Galizia : la justice maltaise aux ordres du gouvernement

Alors que l'enquête sur le meurtre de Daphne Caruana Galizia fait trembler le gouvernement depuis plus d'une semaine, la lenteur des investigations et les prises de décision du Premier ministre, Joseph Muscat, interrogent sur le fonctionnement du système judiciaire du pays.

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Combien vaut la vie d’une journaliste d’investigation particulièrement incisive et dérangeante à Malte ? A peine 150 000 euros, si l’on en croit les révélations de Reuters, qui affirme que les trois assassins de Daphne Caruana Galizia auraient été payés 50 000 euros chacun. Après leur arrestation en décembre 2017, quelques semaines après le meurtre, il aura fallu deux ans pour que l’enquête remonte à l’intermédiaire chargé de recruter les tueurs et à l’homme d’affaires Yorgen Fenech, qui l’aurait payé pour le faire. Interrogés par la police depuis plus d’une semaine, les deux hommes distillent peu à peu des informations à même de faire trembler le gouvernement : deux ministres ont quitté leurs fonctions, ainsi que le chef de cabinet du Premier ministre, Keith Schembri, qui a ensuite été brièvement arrêté. Mais la lenteur qui a marqué l’enquête avant ces rebondissements en série interroge, d’autant que le système judiciaire maltais laisse la porte ouverte aux pressions politiques.

En accord avec la Constitution, le Premier ministre nomme les 24 juges et les 22 magistrats de l’île, le procureur général et le chef des services secrets. Il choisit le chef de la police et a aussi le pouvoir de révoquer. Le Premier ministre travailliste en poste depuis 2013, Joseph Muscat, a profité de ces prérogatives pour procéder à «une série de nominations judiciaires controversées». Comme l’a montré un rapport du Conseil de l’Europe daté de juin qui se penche sur l’affaire Caruana Galizia, Muscat a ainsi nommé «un ancien chef adjoint du Parti travailliste, un ancien député travailliste, trois anciens candidats travaillistes, le chef de cabinet d’un ministre travailliste, le mari d’une députée travailliste…» La liste est longue et ces exemples n’en sont qu’une fraction.

Système de fonctionnement népotique de l’Etat maltais

Ces nominations mettaient déjà en doute la capacité du système judiciaire maltais à traiter avec équité des affaires politiquement sensibles. Elles ont été complétées en avril par la promotion au poste de juge d’un magistrat qui avait rejeté l’ouverture d’une enquête sur la société offshore 17 Black. Une société dont Yorgen Fenech est le propriétaire et qui aurait servi à payer des rétrocommissions à deux des hauts responsables politiques forcés à la démission le 26 novembre.

Si le rapport du Conseil de l’Europe décrit largement un système de fonctionnement népotique de l’Etat maltais, où les conflits d’intérêts et la corruption sont légion, les failles du système policier et judiciaire semblent particulièrement nombreuses dans l’enquête sur la mort de Daphne Caruana Galizia. «Le magistrat qui enquêtait sur l’affaire a été promu juge sans en avoir fait la demande [en mai 2018], puis il ne lui a plus été possible de communiquer avec son remplaçant, qui dépend directement du chef de la police nommé par le Premier ministre, pointe notamment Pauline Adès-Mevel, directrice du bureau Europe de Reporters sans frontières. Et d’autres faits assez grossiers se sont répétés.» Les auditions des trois hommes suspectés d’avoir fait exploser la voiture de la journaliste ont été menées avec lenteur, et ils n’ont été inculpés qu’en juillet, plus d’un an et demi après leur arrestation. La police maltaise n’a même pas cherché à avoir accès à l’ordinateur de Daphne Caruana Galizia, pourtant source évidente d’indices.

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Photo Darrin Zammit Lupi

Même le député néerlandais auteur du rapport du Conseil de l’Europe, Pieter Omtzigt, juge avoir travaillé à Malte dans des conditions difficiles. «Keith Schembri, Konrad Mizzi et Chris Cardona [le chef de cabinet du Premier ministre et deux ministres qui ont quitté leurs fonctions car suspectés d’être mêlés à l’affaire, ndlr] ont refusé de me rencontrer pour répondre à mes questions, explique le député. Et une fois le rapport publié, ils l’ont accusé d’être truffé d’erreurs sans en apporter la preuve. Au même moment ma page Wikipédia a été modifiée de manière diffamatoire depuis une adresse IP maltaise.»

Depuis l’arrestation de Yorgen Fenech, l’un des hommes d’affaires les plus influents de l’île, les critiques envers le Premier ministre et les appels à la démission se multiplient. D’après les éléments de l’enquête qui ont fuité dans la presse locale, Joseph Muscat a continué à rencontrer Yorgen Fenech bien qu’il l’ait su suspecté d’être mêlé à la mort de la journaliste : il a même signé en personne l’ordre de le mettre sur écoute, une responsabilité qui incombe normalement au ministre de l’Intérieur.

«Nouvelle ingérence potentielle du Premier ministre»

Plus grave encore, le Premier ministre a toujours défendu et protégé son ami et ancien chef de cabinet Keith Schembri, pointé du doigt à de nombreuses reprises par Daphne Caruana Galizia et désormais décrit comme le «cerveau» du meurtre par Yorgen Fenech. Il lui aurait même donné accès aux briefings des services secrets qui le tenaient au courant des avancées de l’enquête. Dans la nuit de jeudi à vendredi, Keith Schembri a été relâché moins de trois jours après son arrestation. Aucune charge n’a été retenue contre lui. «Joseph Muscat est dans une position difficile, qu’il ait des choses à se reprocher ou non, parce qu’il n’a pas mis en place les réformes qui auraient permis une meilleure séparation entre l’exécutif et le judiciaire, estime Pieter Omtzigt. Il a au contraire choisi d’agir comme porte-parole de la police depuis l’arrestation de Melvin Theuma.»

Pour ne rien arranger, la question des immunités judiciaires place elle aussi le Premier ministre au centre du jeu. Avant de se mettre à table, l’intermédiaire Melvin Theuma en a obtenue une, qui devrait lui éviter toutes poursuites dans cette affaire, et Yorgen Fenech a ensuite réclamé le même traitement. Or c’est en dernier lieu à Joseph Muscat de décider d’accorder ou non ces immunités, ce qui laisse planer le risque qu’il continue à protéger ses proches. La question est d’autant plus prégnante que Reuters a révélé que l’un des assassins présumés avait désigné dès avril 2018 Melvin Theuma comme intermédiaire, sans obtenir d’immunité en retour. «C’est une question qui pointe une nouvelle ingérence potentielle du Premier ministre dans l’enquête. On craint qu’il cherche à accorder des immunités pour protéger des personnes impliquées dans le meurtre, plutôt que pour faire avancer l’enquête, explique Pauline Adès-Mevel. Mais aujourd’hui les faits exposés sont tels que la position de Joseph Muscat va être difficile à tenir s’il cherche à épargner des proches.»

Malgré tous ses manquements pendant deux ans dans l’affaire Caruana Galizia, la justice maltaise reste performante dans d’autres domaines. Même à titre posthume, la journaliste est toujours poursuivie pour diffamation dans 47 affaires.