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Une représentation du Fetsival 4 chemins.© Carvens Adelson/ Festival 4 chemins

Guy Régis Junior : « C'est par l'art qu'Haïti commence à respirer »

Le festival de théâtre « 4chemins » qu'il dirige bat son plein à Port-au-Prince, au cœur de la capitale haïtienne, malgré le chaos et les violences que connaît le pays en crise.

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Haïti est ainsi. À côté de son actualité désolante, la ferveur de ses créateurs ne faiblit pas. Le Salon du livre haïtien en témoignera ce week-end à Paris avec Dany Laferrière en invité d'honneur, alors que le pays « bloqué » (locké) traverse une crise historique dont déjà les écrivains se faisaient l'écho ici. Cela n'empêche pas Guy Régis Junior, dramaturge, écrivain (Les Cinq Fois où j'ai vu mon père paraîtra le 16 janvier chez Gallimard) et directeur artistique du festival de théâtre « 4 chemins », de tenir à bout de bras sa manifestation dans la capitale haïtienne. Elle a commencé le 4 novembre avec une programmation en amont du festival et est prévue jusqu'au 7 décembre, et le public est là. Il nous raconte les journées vécues à Port-au-Prince, le déroulement tant bien que mal des représentations de cette seizième édition dont la dramaturge Michèle Lemoine est l'invitée d'honneur. On y joue Vitrac, Koltes, Césaire, Frankétienne. Le thème de cette année ? « Tous les hommes sont fous ». C'est peu dire… 

Le Point Vous dirigez le festival de théâtre « 4 chemins » à Port-au-Prince : comment se déroule-t-il dans le chaos, entre mobilisation populaire et délinquance, que connaît votre pays ?

Guy Régis Junior : C'est de loin l'édition la plus populaire. Pour toutes nos manifestations, que ce soit pour les conférences les plus scientifiques sur la santé mentale, les projections de films, on refuse du monde. On réunit entre cent et trois cents personnes, par événement. Cela s'explique par le fait que les gens en avaient assez de se cloitrer chez eux. Qu'ils avaient besoin de s'aérer l'esprit. Qu'ils avaient besoin d'être ensemble, surtout. De se réunir pour admirer, se réjouir. Le festival est donc arrivé à ce moment-là. Nous avons réussi notre pari de rassembler Port-au-Prince pendant plusieurs semaines autour des arts. Au début, c'était un festival d'une dizaine de jours. Aujourd'hui, avec les prestations en prélude, nous avons un mois d'activités dans la ville. Depuis le 4 novembre déjà, nous avons inauguré une exposition de photos, puis ont suivi des pièces de théâtre, des conférences, des projections de films. Le festival officiellement a commencé le 25 novembre, et finira le 7 décembre. 

Comment le public peut-il même se rendre au spectacle dans ce contexte ?

L'homme est bien un animal social. Il aime admirer, et rêver ensemble. Et il est prêt à franchir les obstacles pour y parvenir. Les gens nous montrent combien l'art, dans un moment pareil, est indispensable. Somme toute, nous avons fait choix d'avancer les horaires. Bien sûr, nous faisons attention. Pour protéger notre public, nous commençons les pièces de théâtre dans l'après-midi, au lieu du soir. Notre armada de bénévoles, constituée de jeunes étudiants pour la plupart, conduit les spectateurs tôt chez eux. Les lieux sont davantage sécurisés que d'habitude. Nous communiquons énormément sur les réseaux sociaux. Le public, qui est maintenant à sa seizième édition, est plus qu'attentif aux changements, aux annulations, etc. Nous sommes, c'est vrai, autour des quartiers de Pacot, de l'hôtel Oloffson, de la place Jérémie, une zone protégée des heurts. L'essentiel est d'avoir maintenu l'organisation de ce festival. Et ceci, quand le pays était encore « locké ». Et nous en sommes contents jusqu'ici. Et quand il nous arrive de croiser des journalistes étrangers de passage en Haïti, amateurs de sensations fortes, ils ne s'intéressent pas à cette image d'Haïti. Ce qui les préoccupe, c'est le trouble. Non, cette petite flamme restée allumée, l'espace de résistance, de respiration. C'est par l'art qu'Haïti a recommencé à respirer.

Dans quelle mesure le thème de l'édition « Tous les hommes sont fous » et le terme de « folie » convient à ce que vivent les Haïtiens ?

Le Festival « 4 Chemins » a toujours été politique. Nous avons la chance de réunir la cité et ses citoyens. Alors, nous en profitons, chaque année, pour fixer leur attention sur une réalité cruciale. Nous avons même eu une édition sur la maltraitance envers les enfants. Cette année, nous avons décidé de nous intéresser à la santé mentale. Car seulement 1 % du budget de la santé est alloué à la santé mentale. Ce n'est pas un festival à thème. C'est-à-dire que nous n'imposons pas une commande aux artistes. Ils ne créent pas sur un thème. Nous organisons une longue série de conférences avec des spécialistes de la question qu'on veut soulever. Cette année, nous avons eu la chance de collaborer avec « Inisyativ Sante Mantal », l'association haïtienne de psychologie… pour concocter ces moments qui viennent enrichir notre programmation. Comme peuple, nous sommes capables de belles folies. De surmonter les obstacles les plus robustes. Bannir l'esclavage par exemple. Quelle immense folie d'avoir pu le faire. Nous vivons des moments de rudes folies aussi. Des fous furieux ont pris les rênes parfois, et nous font faire mauvaise route. Comme tout peuple, nous vivons nos soubresauts. Mais la même folie qui nous a animés pour devenir ce peuple hors du commun est capable de ressurgir. J'y crois.

Quel est votre état d'esprit d'artiste et de citoyen en continuant le combat envers et contre tout ?

Je suis loin d'être éthéré. Je vis la situation comme tout humain la vit. Je me meurs quand j'entends des morts. Mes tripes se tordent quand j'entends le bruit des balles. J'ai très peur de ce qui nous arrive. Je suis triste que les enfants continuent de vivre les mêmes turbulences que moi-même j'ai vécues. Je n'ai jamais connu une année scolaire sans trouble. Mon métier touche au domaine du sensible. Tout m'interpelle, et doit m'interpeller. Et je m'énerve comme tout le monde. Je me dis : comment l'ONU a pu partir et que pas même des années après, on se retrouve avec autant de gangs et d'armes en circulation ? Je prends le temps de lire tranquillement parfois, pour me calmer, quand je n'arrive pas à dormir la nuit. J'ai presque fini le dernier Goncourt, que je trouve bellement écrit. Pour moi, offrir les arts dans un contexte pareil, comme je l'ai dit en amont, est plus qu'indispensable. Même dans un camp de concentration, la création peut servir de socle à l'humain. On a droit aux rêves, à l'imaginaire, partout où l'on se trouve.   

Est-ce que le pays vous semble avoir passé un cap depuis l'été 2018 et les premières manifestations, ou revit-il des troubles récurrents, avec les gangs des années 2000, quand vous-même commenciez le théâtre dans la rue avec votre compagnie « Nous » ?

Les pays s'embrasent. De la France au Chili, en passant par Hongkong. Il n'y a pas longtemps, l'Algérie a finalement jeté Bouteflika, etc. Les foyers sont partout allumés. Haïti, ce n'est pas un cas particulier. Les émeutes ont commencé par la hausse du prix de l'essence. C'est exactement ce qui est arrivé en France, avec les Gilets jaunes. Nous vivons dans un pays constitué en majorité de gens qui vivent dans l'indigence. Nos dirigeants, quand ils ne sont pas corrompus, ils sont atteints, presque tous, d'impéritie. Comment voulez-vous que ça n'éclate pas ? Je suis particulièrement intéressé par ce grand mouvement qui se passe en Haïti actuellement. Pour moi, cette bataille contre la corruption marque un vrai tournant dans l'existence de ce pays. Nos institutions sont pourries par ce phénomène. Si on a la décence de donner à faire son passeport légalement, un mois, deux mois plus tard, on ne l'a pas. Mais si on passe par le couloir de la corruption, tout se résout en moins d'une semaine. Certes, même un président français n'est pas épargné. Mais quand ce cancer touche au plus haut de l'administration publique d'un pays, c'est une monumentale pourriture. Que fait-on d'une chose pourrie ? On s'en débarrasse.

Dans l'histoire du pays, quels exemples d'écrivains, de créateurs vous portent ?

Frankétienne est celui que j'allais voir pour repartir gonflé d'énergie, et des rêves plein la tête. Franck est une gigantesque montagne. Mais, il y a aussi un ami proche, bien différent : Syto Cavé. La bonhomie du poète me fascine. Syto, le dramaturge, le poète, ne cesse jamais d'écrire. Je crois que personne d'entre nous ne pourra jamais surpasser le livre Amour, Colère et Folie de Marie Vieux-Chauvet.